(Note de lecture), Denise Le Dantec, Ô saisons, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


Grand poème du grand ‘bal’ (92, 104)) de ce qui passe, coule, surgit et disparaît, saisons du ‘soleil et [de la] chair’, de ‘la magique étude / Du bonheur, que nul n’élude’, si je peux dire, saisons, subtilement rimbaldiennes en effet, des micro-moments et micro-évènements d’une vie face à son irrépressible énergie, à son mortel jaillissement. Poème ainsi du hic et nunc, de l’immédiat, du vu, du senti, du pensé, du rappelé et de l’imaginé, poème écrit depuis le centre (que l’on est, fatalement) de l’innombrable, et pourtant conscient de ce qui, en nous, reste flottant, nomade, ‘perdu’ même, lit-on (14), car ne sachant jamais où est ce qui est. Car, si la vigilance, la sensibilité, la voyance de ce très beau recueil de Denise Le Dantec sont partout manifestes, si l’il y a et le c’est ne cessent de fertiliser, de faire foisonner le lieu de son acte, ceci explicitement ou implicitement, reste que l’innommable, l’indicible, ‘ce qui se cache’, ce que l’on n’est pas, sous-tendent et hantent partout, au cœur du vu et de l’inscrit, ‘ce qui se montre’ (95) et se produit textuellement. Ô saisons offre, merveilleusement, ‘le monde et sa légende’ (85), cette lecture distinctive, lumineuse et gracieusement vigoureuse d’une femme dont l’œuvre remonte très loin, jusqu’à Métropole (1970) et Le jour (1975) pour s’élargir avec Les fileuses d’étoupe (1985) et Le roman des jardins de France (1987), Le roman des roses (1989) et Opuscule d’Ouessant (1993) et trouver enfin un épanouissement des plus riches avec Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes (2004), Journal de l’estran Île Grande (2010), La seconde augmentée (2019), 7 soleils et autres poèmes (2020) et Enheduanna (2021).
Le mouvement du recueil, que je lis comme un ensemble, un seul poème, un ‘flux secret [qui] descendait sous l’ombre de ma main’ (23), entretisse, indistingue presque les infinies spécificités des ‘choses inouïes / et bouleversantes’ (27) que l’esprit déplie, mot après mot, vers après vers, les ficelant, nouant dans une espèce de totalité, taoïste, fluide, un Un indescriptible sauf par le biais d’une textualité ‘dansante’ (v. 92), ‘inachevable’ (v. 29), ‘cérémonie des voyelles et des coquelicots’, dit si bien Le Dantec. Cette incessante mise en scène de la vaste gamme de l’ordinaire et de l’exotique des choses qui sont se voit caressée simultanément par le cœur, l’esprit et le langage, tous les trois sautillant, cascadant, électrisés, émerveillés, émus. ‘Au fond de l’élan’ de l’instant (24), d’ailleurs, il y a de l’archaïque, du sacré, de l’éternel, de l’extatique. Des expériences, dans le donné de la présence, de tout ce qui, comme disait Yves Bonnefoy, ‘en excède les signes’. Un vécu où ‘des formules magiques’ nous permettent de plonger ‘dans [son] invisible’ (39), surtout là où le non risque de l’emporter sur le oui, même si le pharmacon pousse à mal séparer l’un de l’autre (90), poison et remède, le bien et le mal, autant dire le ‘divin’ écrit Bataille dans Le coupable, dans, c’est-à-dire, cet infini indescriptible de notre étance.
‘J’ai battu les cartes’, lit-on dans la belle suite, Voici un parc… (103-4), battement d’où résulte la rythmique si je peux dire gigotante, gambillante et pourtant sveltement articulée des séquences, celles, plus compactées, plus manifestement microscopiquement cohérentes dans la mesure où si le contexte-scène ne change pas significativement (v. 103-4), les éléments qui le constituent s’avérant multiples, indiciblement riches; celles (v. 20-23) où les parataxes et ellipses se multiplient pour offrir une gerbe de sensations et de sens plus cosmique, plus magiquement universalisante. ‘GARDONS NOS AILES’, s’écrie le poème (65), et ceci avec ‘ce grain de folie’ (65), d’exubérance et de fantaisie qui se doit de l’emporter sur le platement rationnel car voyant, pressentant, de façon presque médiumnique, à quel point ‘la terre trembl[e] de coïncidences’ (51), de pullulantes interpertinences psychiquement vécues quoique si fuyantes, si insaisissables. Danse et recherche où n’importe quoi, chose, phénomène ou mot peut constituer ‘le point de départ’ (v. 105).
Chaque mot, nous susurre le poème, ‘une petite cage’ et simultanément ‘un luth à sept cordes’ (118), acte et lieu de clôture, de rassemblement, et de prolifération d’intelligence et de sens musical, de résonance ontique. ‘Sur quoi berces-tu ton infini?’, demande le poème (80); sur le ‘scintillement’ que celui-ci génère, répond celle qui l’inscrit ‘car cela est mon projet le plus cher’ (130). Et Ô saisons est une des grandes incarnations de ce rêve. Qui, vraiment splendide, n’attend rien… que, peut-être, sa réplique, Ô châteaux…  
Michaël Bishop

Denise Le Dantec, Ô saisons, Éditions des instants, 2021, 135 pages, 14€
Deux  extraits d’Ô saisons :
C’est une grammaire ancienne
et c’est l’âme noire d’un pavot
C’est un sifflement lumineux
et c’est un nid de frelons
C’est une ruche encapuchonnée
ou bien une fillette
C’est une femme inconnue
et c’est la nuit la plus courte de l’’année
C’est un champ de fleurs
et c’est aussi un bateau de croisière
C’est une lune violette
et c’est la pelure d’une prune
C’est une tête de cygne
et une étoile binaire
C’est la feinte d’une voix
et c’est une exploration   (124)
*
Je coupe une pomme en deux : toute
mon enfance passe
par là   (125)