Extrait d’un entretien entre Jean Daive et Alexander Kluge, in K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., numéro 20, été 2021.
Jean Daive : – Autre technique avec Chronique des sentiments. Écriture documentaire. Instant documentaire. Récit bref. Que veut dire sentiment par rapport à l'instant, par rapport à l'instant et l'inactuel pour reprendre la pensée de Carl Einstein. Y aurait-il l'instant inactuel par rapport à l'Histoire ? Y aurait-il deux Histoires. L'Histoire filmée et l'Histoire écrite.
Alexander Kluge : Instant, histoire (donc instant saisi) et mesure du temps sont certainement des contraires. Enfant de treize ans, je suis assis dans une cave sous les bombardements. Il est certain que j'ai peur. Je n'oublierai jamais cet instant. Mais dans cet instant égarant, dans la cave, je m'inquiète à l'idée d'arriver trop tard à mon cours de piano. Nous, les êtres humains, on nous appelle les ‘mutants par défaut’. Nous mutons de faiblesse en faiblesse. De disproportion en disproportion. Telle est notre nature alchimique. Cela m'apparaît tout de suite comme un principe poétique : insister sur la discordance, résister à l'imposition du polissage. En ce sens, les bonnes histoires enferment des milliers de potentialités. On devrait transposer une histoire selon la succession de toutes ses variantes grammaticales : présent, passé, avenir, subjonctif, la forme du souhait (l'optatif grec) et l'ergatif (possible seulement en basque, la forme grammaticale du travail). De par leur nature les histoires sont kaléidoscopiques. Et chacun de leurs fragments, chaque particule, est un être vivant en soi. »
in revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., numéro 20, été 2021, 11€, p. 11