L’autre jour, Loutre a décidé de m’emmener voir un spécialiste.
Pas un spécialiste comme le docteur Pilchard, qui soigne les rhumes, les hémorroïdes et les accidents domestiques, mais un spécialiste de la tête qui fait des diagnostics pour savoir si tu es un débile mental ou un Prix Nobel.
Moi, j’étais pas trop pour et je trouvais que c’était une idée bizarre, et je me suis pas privée de lui dire.
– Mais enfin POURQUOI ? Pourquoi je dois aller voir un type qui fait des tests sur le cerveau des gens ?
– Parce que j’ai beau retourner le truc dans tous les sens, c’est statistiquement IMPOSSIBLE d’accumuler autant de conneries en UNE SEULE journée, semaine, année, dans une putain de VIE. Y’a forcément quelque chose qui cloche chez toi. C’est peut-être congénital, je sais pas.
Et là y’a mon smartphone qui a vibré, et c’était un SMS de ma maman qui disait « En tout cas, ça ne vient pas de mon côté ».
Donc on a pris la voiture pour aller à la grande ville très fréquentée et très polluée, jusqu’au cabinet d’une dame qui est neuropsychologue.
Neuropsychologue, ça veut dire que c’est une personne qui est capable de savoir ce qui se passe dans ta tête au niveau du vécu freudien et aussi au niveau de tes cellules, ou un truc comme ça. C’est Loutre qui m’a expliqué.
Moi, j’avais drôlement peur qu’on m’enfonce des aiguilles dans le cerveau, et même qu’on me l’aspire pour le manger, comme dans Le retour des morts-vivants (que j’ai vu douze fois, alors je le connais par cœur et donc je sais bien que le coup du cerveau, c’est jamais quelque chose de très chouette, merci).
– Mais n’importe quoi ! a dit Loutre. Elle te fait juste passer des tests cognitifs !
N’empêche qu’on me la fait pas, à moi, et donc j’avais pris des gousses d’ail et un gros bâton taillé en pointe juste au cas où (l’ail c’est pour les vampires, qui peuvent aussi te manger le cerveau comme dans L’attaque des pucelles vampires venues de Vénus).
Dans le cabinet de la neuropsychologue, y’avait une maman et son fils de onze ans qui attendaient. Loutre m’a dit de m’asseoir alors je me suis assise, mais j’étais pas rassurée.
Le petit garçon, il était en train de lire Critique de la raison pure mais en version originale, et donc ça faisait Kritik der reinen Vernunft sur son bouquin (c’est de l’allemand et c’est Loutre qui m’a traduit, moi j’ai fait espagnol en deuxième langue et l’allemand c’est pas mon truc, je sais seulement dire que ma pomme de terre est belle dans le garage de Jürgen).
La maman du petit garçon, elle nous regardait un peu comme si on était des crottes de chien collées sous sa chaussure très chère et très moche. Moi, j’avais envie de lui dire que peut-être que son mioche il lisait des bouquins en allemand, mais que c’était pas demain qu’il allait pécho ou gagner un tournoi de Fortnite, vu qu’il avait la tête de Jean d’Ormesson dans le corps de Passe-Partout. D’ailleurs j’allais lui dire, à la maman, mais Loutre m’a balancé un grand coup de pied dans le tibia sous ma chaise, alors j’ai rien dit.
La neuropsychologue, elle est sortie de son bureau et elle a fait un grand sourire à la maman et à son petit garçon, et puis elle leur a dit qu’ils pouvaient entrer, et la maman est passée devant moi en me regardant du coin de l’œil et en faisant « peuh ! », alors je lui ai tiré la langue bien fort, non mais sans blague.
On a attendu longtemps, moi je faisais des parties de Walking Dead sur mon smartphone et j’étais en train de battre Gégé et Nénesse à plate couture avec des bonus de malade comme le fusil à pompe et les courges géantes (dans mes provisions, pas pour tuer des zombies) pendant que Loutre lisait Ethique à Nicomaque, d’Aristote (un livre qui parle d’un type appelé Nicomaque à qui Aristote explique plein de choses sur la vertu, le bonheur et plein de choses comme ça) (moi aussi je pensais que Nicomaque c’est une plage en Bulgarie, c’est Loutre qui m’a expliqué que c’était un type).
Quand la maman et son fils sont ressortis du bureau, ils ont marché vers la sortie et la maman elle faisait des « ah » et des « oh » comme si elle avait gagné au Loto, et elle disait « allez viens, Pacôme », et Pacôme il marchait en continuant à lire Kritik der reinen Vernunft, et je me suis dit qu’il devait pas avoir beaucoup d’amis.
– C’est à nous ! a dit la dame avec un grand sourire, et quand elle a vu Loutre avec son bouquin et moi avec mon smartphone en train de faire des bruits de coups de fusil avec ma bouche (mais c’est parce que j’étais en train de dégommer plein de zombies qui venaient me voler mes courges géantes dans mon potager), elle a regardé Loutre et elle a dit « je suppose que c’est pour vous », et Loutre a dit non, non, c’est pour ELLE (et m’a montrée du doigt).
La dame, elle a fait la tête du poisson pas frais mais elle nous a fait entrer dans son bureau.
– Alors qu’est-ce qui nous amène aujourd’hui ? a dit la dame.
– On cherche des réponses à des questions existentielles, a dit Loutre.
– Ouais, j’ai dit.
– Très bien, a dit la dame, vous venez passer les tests de Q.I ?
– Oui, a dit Loutre.
– Koissa ? j’ai dit.
Alors la dame m’a expliqué qu’elle allait me faire passer plein de tests comme à l’école, et qu’à la fin, on allait connaître mon Q.I, qui veut dire Quotient Intellectuel et que c’est là qu’on allait savoir si j’étais une débile mentale ou un Prix Nobel (et on sentait bien que la dame elle avait déjà sa petite idée, même si elle le disait pas).
– Je vais vous demander de sortir, a dit la dame à Loutre, parce que le test est totalement confidentiel.
Moi j’ai pas aimé ça du tout, j’ai recommencé à penser aux expériences sur le cerveau et tout ça, mais Loutre ça l’inquiétait pas, et je me suis retrouvée toute seule avec la dame.
En tout, ça a duré deux heures, ses tests. J’ai fait plein de puzzles avec des jolies couleurs, des trucs de grammaire, des suites de nombres, des choses avec des synonymes et des homonymes et encore d’autres exercices où j’avais l’impression de revenir dans la classe de madame Chavert ou de monsieur Roquelaure quand j’étais au collège.
Quand on a terminé, la dame elle avait l’air très fatiguée. Elle a dit qu’on devait revenir dans deux semaines, rapport au fait qu’il lui fallait du temps pour corriger les copies (comme madame Chavert et monsieur Roquelaure), elle nous a un peu mis dehors très vite en disant « allez au revoir, allez au revoir » et puis voilà.
Deux semaines après, on a revu la dame dans son bureau. Elle faisait encore des grands sourires mais elle avait l’air aussi un peu perdue et très seule. Elle m’a demandé si je voulais bien sortir deux minutes pour qu’elle parle avec Loutre, et qu’après je pourrais revenir, alors je suis allée lire un Spirou dans la salle d’attente.
Mais quand même j’étais curieuse parce que je voulais savoir ce qu’elle pouvait bien raconter à Loutre, alors je me suis rapprochée de la porte et j’ai collé mon oreille contre le panneau (comme dans la classe de madame Chavert ou de monsieur Roquelaure quand je voulais savoir les sujets des contrôles de la semaine d’après).
– QUOI ??? a crié Loutre, et ça faisait comme le hurlement du loup dans la savane africaine.
– Je suis aussi étonnée que vous mais les faits sont là, disait la dame, les chiffres ne mentent jamais !
– Mais c’est PAS POSSIBLE !
– Mais je suis d’accord avec vous ! Pendant le test des formes et des couleurs, elle a été prise d’une attaque de panique et elle s’est mise à chanter une chanson paillarde, elle n’était pas capable de rentrer le carré dans le carré, elle a mis le rond dans le triangle !
– C’est bien ce que je dis ! A la maison, elle ne peut pas planter un clou dans un mur sans finir aux urgences ! Elle lit Spirou, bordel de Dieu ! C’est pas un cerveau qu’elle a, c’est un tronc cérébral qui flotte dans du liquide céphalo-rachidien avec le vide synaptique sidéral tout autour !
– Ecoutez, la seule explication, c’est qu’il existe différentes formes d’intelligence … Vous savez … la vérité est peut-être ailleurs …
Alors je suis entrée dans le bureau toute jouasse en sifflant le générique de X-Files, et j’ai demandé si les résultats étaient bons ou mauvais, et Loutre m’a dit d’attendre encore un peu et qu’après on irait au Mac Do parce qu’ils venaient de sortir une nouvelle série de verres Star Wars à collectionner, et j’ai été d’accord parce qu’il me manque encore la princesse Leïa en costume de prostituée de la planète Tatooine.
Depuis, Loutre arrête pas de me regarder bizarrement à la maison. Pendant qu’on regarde les infos ensemble, j’ai l’impression que ça lui brûle la langue de me demander ce que je pense de la dévaluation du Yen et de la dernière étude sociologique sur la crise existentielle des classes moyennes en milieu urbain et péri-urbain, mais ça sort jamais.
Moi, ben j’ai jamais eu les résultats des tests, enfin pas de façon très claire parce que la dame, elle pleurait quand elle m’a donné mon dossier, et Loutre l’a confisqué tout de suite en me disant que je pourrais pas comprendre de toute façon.
La dame, elle a fermé son cabinet.
Je crois qu’aux dernières nouvelles, elle est partie planter des tomates cerises à Fianarantsoa et qu’elle s’est mariée à un cracheur de feu moldave qui s’appelle Bogdan.