Critique d’Un vivant qui passe, de Claude Lanzmann, vu le 17 septembre 2021 au Théâtre de l’Atelier
Lecture par Sami Frey
Ça faisait plus de deux ans que je n’avais pas mis les pieds au Théâtre de l’Atelier. Deux ans. Je n’en reviens pas. Mais ce n’est pas seulement le manque qui m’a fait réserver immédiatement cette lecture de Sami Frey. C’est juste son nom. Sami Frey. Je garde un souvenir impérissable de ma découverte du comédien, il y a plus de deux ans, donc, dans ce même théâtre de l’Atelier. Il disait déjà un texte que je ne connaissais pas et que je n’oublierai pas, grâce à lui. Et ce soir ? Tout pareil.
De Claude Lanzmann je ne sais pas grand chose, si ce n’est qu’il est le réalisateur de Shoah, ce documentaire fleuve de près de dix heures sur les crimes nazis composé uniquement de témoignages. C’est d’ailleurs pendant qu’il tournait Shoah qu’il a réalisé Un vivant qui passe, à partir d’un entretien avec Maurice Rossel, qui, en juin 1944, était à la tête d’une délégation du CICR (Comité International de la Croix-Rouge) ce qui lui a permis d’inspecter le ghetto de Theresienstadt.
Je n’ai pas vu aucun des deux films. Mais j’ai l’impression d’avoir touché du bout des oreilles ce que souhaitait le cinéaste, car Sami Frey, en interprétant les mots de ce vivant qui passe est, lui, un passeur. Le comédien est juste avant même de prononcer un mot. Il est digne et humble, ne sera jamais larmoyant. Il entame l’échange sur un ton quotidien qui évoluera à peine. L’échange, cordial, jure avec le propos de l’horreur. Ni violence ni haine ne se feront ressentir dans sa voix. Il cherche à comprendre, il écoute, il rebondit. Sa voix trahit peu d’émotion et pourtant un frisson parcourt parfois les spectateurs. A deux reprises, il osera un silence prolongé. Boule dans la gorge garantie.
Et il va peut-être plus loin encore que Claude Lanzmann car il ajoute l’art de l’acteur à cet échange déjà glaçant. Ce que décrit Maurice Rossel apparaît sous nos yeux. La jolie petite ville factice entièrement transformée par les nazis est là, sur la scène pourtant nue du Théâtre de l’Atelier. On ne le voit plus lire, on vit ce qu’il raconte, avec lui. On entre dans le camp, on voit ce détenu nous regarder comme un vivant qui passe. Et, évidemment, on entend ce texte où il est question de manipulation, d’aveuglement, et qui résonne étrangement avec notre actualité. Il y est aussi beaucoup question de théâtre et de mise en scène, et les mensonges des nazis apparaissent d’autant plus monstrueux que la démonstration qui les accuse est dépouillée.
De ce spectacle, il me restera l’essentiel de cet échange incroyable et l’image de ce comédien debout aux saluts, s’effaçant derrière le rideau qui se baisse en grinçant. Comme un homme ayant accompli son devoir de mémoire, ou un fantôme revenu nous raconter, le temps d’une soirée.