Dans le flot discontinu des indignations légitimes, comment trouver un espace audible pour tenter d'alerter l'opinion sur un micro signal faible ? Comment oser prétendre à solliciter votre attention ne serait-ce qu'un instant à cette tendance insidieuse et quasiment indolore ? La disparition des cuisines dans nos intérieurs.
Je l'ai pourtant entendu à plusieurs reprises, le bruit des cartons d'assiettes déposé dans la rue, les jours d'encombrants... Je l'ai entendu entre la poire et le fromage en discutant avec des architectes qui "pensent" la cuisine du futur dans les villes... Je l'ai entendu, entre deux ou trois considérations sur l'avenir de nos sociétés en écoutant le sociologue Jean Viard. La cuisine, déjà réduite à peau de kitchenette, va complètement disparaître de nos intérieurs urbains dans les prochaines années.
Ne chercher pas à confirmer cette information en tapant "nouvelle tendance déco cuisine" car on va continuer de nous vendre le rêve de cuisines immenses et super design pendant encore un grand nombre d'années. Non, je vous demande de faire l'effort de regarder autour de vous, chez vos amis qui habitent en centre ville, ou dans les annonces immobilières. Plus, le prix de l'immobilier grimpe et plus la cuisine rétrécie, c'est factuel. La "Kitchenette", un nom bien mignon pour mieux nous faire avaler la tartine. Il y a également sa petite soeur, la "cuisine ouverte mais invisible", si bien intégrée, qu'elle a totalement disparue... Mais le nouveau facteur aggravant qui a convaincu les architectes d'intérieur de carrément se passer de cuisine dans leurs plans d'avenir, c'est l'augmentation exponentielle des services de livraison à domicile.
Je ne vais pas vous sortir des chiffres sur l'explosion de ces services pendant la pandémie. Je vous laisse chercher par vous-même car c'est un sujet passionnant. Non, si je prends la peine de vous déranger avec mon sujet d'indignation de Bobo parisienne c'est pour vous rappeler que la cuisine, "l'espace cuisine" de nos intérieurs, c'est notre atelier créatif. On FAIT la cuisine. C'est un lieu de création, d'invention, d'expérimentation, de prise de risque, d'audace, d'exploration. Quelle société allons-nous devenir si nous nous laissons uniquement nourrir de l'extérieur ? A quel point sommes nous prêts à avaler passivement ? Je vous parle évidemment autant des nourritures terrestres que des nourritures spirituelles, puisqu'il s'agit bien de cela. Si on nous enlève ce lieu d'expérimentation qui nous permet encore de former notre propre avis sur la cuisson de la courgette, comment pourrons-nous prétendre continuer de faire notre propre avis sur la direction du monde ?
J'ai une pensée pour Golda Meir, cette femme premier ministre israélienne qui prenait toutes les décisions cruciales du pays dans sa propre cuisine. Elle ne le faisait pas parce que la cuisine était la place des femmes, (j'ai parfois peur de votre cynisme), elle le faisait parce qu'elle savait que ce lieu du FAIRE était un lieu, ultime, de pouvoir et d'audace.