Vous savez aussi combien je suis militante pour la littérature jeunesse dont j’estime que si le texte est bon pour des enfants il le sera aussi pour des adultes.
De fait, quel régal de revivre, certes par procuration, en compagnie d’une jeune fille de 16 ans, un des séjours que j’ai effectués dans la maison de mes arrières grands-parents qui ressemble fort à celle du livre (p. 23). Jo ne s’en rend pas compte mais elle est plus chanceuse que moi car elle profite de l’eau courante dont je devais me passer enfant, et me satisfaire d’une cuvette à demi remplie. Il était hors de question de gâcher la moindre goutte tant il était épuisant de tirer l’eau du puits à la force des bras.
Nous ne savons pas combien de temps nous sommes coincés ici, nous ne savons pas quand nous pourrons revoir papa, nous ne savons pas à quoi ressembleront les prochaines semaines dit la jeune fille (p. 15). J’ai apprécié de replonger dans les premiers mois d’isolement consécutifs à la découverte du Coronavirus même si le terme n’est jamais cité sous ce nom, à l’inverse de Marie-Aude Murail qui le contextualise dans la nouvelle série dans laquelle elle s’est lancée avec son frère Lorris (Angie ! en est le premier opus, paru en mai 2021). On se souviendra de la gravité de la situation en relisant le terme de guerre qui fut tant employé pour la caractériser (p. 39). Eric Pessan parle peu de la crise, qui n’est pas le thème central, mais il souligne l’état de stupeur sidérée qui a saisi tout le monde (p. 114), et la surprise générale, même chez ceux qui avaient l’habitude d’être alertés par une possible pandémie par les films de science-fiction (p. 136).
Jusque là les auteurs n’ont pas semblé à l’aise pour situer une action pendant cette période. Eric Pessan s’appuie sur la crainte de l’inconnu pour justifier l’isolement des personnages à la campagne. Cette retraite, dans La gueule-du-loup, va du coup s’inscrire dans un cadre d’emblée dramatique et justifier la difficulté à trouver du réconfort auprès des amis et des autres membres de la famille.
Une vieille maison isolée n’est jamais très accueillante. On a tous en mémoire une désagréable odeur de renfermé, des craquements de parquet ou de marches d’escalier, quand ce ne sont pas comme pour moi des bruits de débandade de souris faisant rouler des noisettes sur le plancher d’un grenier. Malgré l’angoisse qui se diffuse dès les premières pages, vivre dans la maison inoccupée depuis le décès des grands-parents, deux ans auparavant, n’a pas que des inconvénients. Le confinement est plus supportable à la campagne qu’en ville. Jo peut faire du sport, profiter de la forêt toute proche, et jeter sur un cahier ses essais de poèmes.
Le père, infirmier, est resté en ville et continue à travailler de nuit à l’hôpital. Il est en première ligne en terme de risque pour sa santé. La mère et ses deux enfants sont-ils pour autant en complète sécurité ? Eric Pessan excelle à nous faire peur. À commencer par le nom du lieu si bien (trop bien ?) donné pour sembler (p. 91) être le fruit du hasard. Des phénomènes étranges se produisent. Des bruits inexpliqués.
Un animal ensanglanté dans la maison. La peluche préférée de son petit frère Nono disparaît. La-Gueule-du-Loup serait-elle hantée par quelqu’un ou quelque chose ? Et régulièrement surgissent, dans une typographie différente,quelques phrases à propos d’un loup, sans que le lecteur puisse l’identifier, tout en devinant qu’il ne s’agit pas d’un animal mais d’une métaphore.Chaque personnage est finement traité et les rapports qu’ils ont entre eux sont vraiment intéressants. On ne se situe absolument pas dans les clichés habituels sur les jalousies entre frère et soeur, ni sur les conflits d’adolescents pourrissant la vie des parents. La jeune fille exprime au contraire une empathie sans bornes à l’égard de sa mère tout en affirmant des désirs de liberté et d’autonomie. Cela nous change.Les fidèles lecteurs remarqueront l’allusion à un fait divers japonais (p. 106), celle à Maurice Sendak, l’auteur de Max et les maximonstres (p. 118) et surtout quelques références à l’appartement de Nantes où habitaient les personnages principaux des premiers romans d’Eric Pessan. Les ciels sont toujours autant présents dans les descriptions. Et l’auteur exprime bien entendu des points de vue que les féministes ne peuvent qu’approuver.Comme à son habitude il cite un de ses précédents romans (p. 39 et 76). Cette fois c’est Aussi loin que possible, racontant la longue course de deux collégiens, Tony, et Antoine, qui est aujourd’hui dans la classe de la jeune fille et à qui elle va envoyer régulièrement des poèmes construits en alexandrins sous la forme de sonnets, à l’instar de Baudelaire dans Les fleurs du mal, un livre que sa mère n’a sans doute pas retrouvé par hasard.Je ne dirai rien du sujet du roman car il est important que les lecteurs échafaudent des hypothèses et le cas échéant puissent découvrir par eux-mêmes la terrible vérité. Je ne peux que souligner qu’il est traité ici avec une approche originale.Le livre est aussi l’occasion d’une réflexion sur l’écriture (p. 31) qui permet de mettre au clair le confus pour rendre les faits plus compréhensibles. La jeune fille exprime cependant ses doutes sur ses capacités littéraires tout en soulignant que la première motivation doit rester celle du plaisir (p.114). Mais l’écriture n’est pas que positive. Les chaînes (p. 57) témoignent combien un texte peut être malsain et représenter une menace.Enfin j’ai encore une fois appris des choses : le mot paréidolie (p. 21) pour désigner la tendance à humaniser ce qui nous entoure, par exemple en voyant un visage dans une façade de maison, et l’emploi ancien du mot fantôme pour désigner la planchette de bois qui marquait, dans une bibliothèque, l’emplacement d’un livre emprunté (p. 153).La-gueule-du-loup d’Eric Pessan, collection Médium +, Ecole des loisirs, en librairie depuis le 1er septembre 2021. À partir de 13 ans.