La mort de Jean-Jacques Viton en mars dernier fait remonter en moi le son de sa voix et le ton de sa poésie. Je me souviens lui avoir demandé : "Zama ?". Et il me répondait : "Oui, Zama !" mais comme on prononcerait une interjection un peu fataliste. Pourrais-je trouver l'équivalent sans impatienter le lecteur se doutant bien que je me trompe : "Mektoub... ?", certainement pas, et à la question habituelle : "Comment ça va ?", pourrais-je répondre : "Zama..." en guise de couci-couça. Je ne saurai jamais de quoi est fait ce personnage que j'imagine en flanelle ou en coton buvant son café-verre, mais je n'oublierai jamais la façon élégante dont Jean-Jacques sortait sa blague à tabac de cuir brun pour se rouler en vitesse une cigarette. Et qui me dit que Zama est un personnage comme on en trouve dans les récits alors qu'il n'arrive justement pas tout au long de ce singulier poème à trouver corps et lieu tout en étant bien là, à côté de moi, depuis le moment où j'ai fait sa connaissance, où j'ai pris le pouls et la mesure de son inconsistance faite d'éléments concrets mais abrégés, en entité qui ne terminerait pas ses phrases et n'en aurait pas besoin... ? Quoi constitue le paysage, quoi forme le personnage... ? Simplement des mots et de l'espace dans ce livre en trois parties où des pages aériennes accueillent chacune un dizain perçu, selon un des termes préférés de la poésie de Viton, comme un épisode, épisodes de la formation d'un non-personnage dans un non-lieu, à la manière dont se condense une goutte de pluie à la sortie d'un nuage. "Zama !", donc comme on dit "Santé, Jean-Jacques !", joignant le geste à la parole.
Ceux qui fréquentent la poésie de Viton savent qu'elle tend à constituer un récit qu'elle prend soin d'éviter. Ce sont des amorces sans esprit de suite et sans souci de narration. Il ne s'agit pas de bribes, il ne s'agit pas non plus de ruines mais d'éléments métonymiques si forts qu'ils recueillent en eux une totalité. Les linguistes structuralistes parlaient "phonèmes", Pasolini fasciné par Roland Barthes inventait "le cinème", c'est-à-dire le plus petit élément filmique insécable signifiant à lui seul tout le cinéma. Je n'inventerais pas de pareil néologisme pour nommer le plus petit dénominateur commun du récit, mon pédantisme aurait déplu à Jean-Jacques, mais je vais donner un exemple : qu'il suffise d'attacher son cheval avec deux tours de rênes autour du bois de la balustrade devant le saloon signifie tout le western parce qu'il n'y a pas un seul spectateur depuis le début de ce genre qui ne s'est pas demandé si le cheval pouvait oui ou non s'enfuir. Donc, le détail significatif, apparemment morcelé ou sous un coup de projecteur puissant, occupe toute l'imagination (agir par "prélèvement"). Enfin, en photographie, pour continuer dans le registre pédant que Jean-Jacques aurait détesté, on parlerait du "punctum", le point focal intrigant comme totalité reléguant le contexte à l'arrière-plan. En poésie, on n'a besoin de rien d'autre que d'une économie de la causalité et des circonstances. On opte pour le rapt, le survol et la crête arasée. Dès qu'un chemin s'offre, on prend le suivant. L'époque répète l'adjectif "disruptif". Capter en une étincelle, c'est Zama...
Une autre caractéristique de l'œuvre de Viton, c'est que sa poésie embarque. On est embarqué. Quand je lui demandais, à propos de sa jeunesse dans la marine : "La marchande ?", il me répondait, un poil offusqué : "Non, la royale !" et nous changions aussitôt d'écusson. L'embarquement est le moment phare d'une poésie dont le premier dizain de Zama nous prévient avec le vers et demi : "... mais n'importe où / contient un vague goût de quelque part", revenant dans chacune des trois parties. Même selon un rythme lent, résonne à nos oreilles un Fouette, cocher ! où nous rassemblons notre corps en vue du départ, comme dans La formation du cavalier (La main courante, P. Courtaud éditeur, 1991). Cette poésie est un commencement. Elle est inscrite dans sa mise en mouvement. Alors, où Zama nous emmène ?, d'abord dans toutes les horreurs, les crimes, les tortures, les supplices qui sont la rumeur du monde, le grand ordinaire, le background constant et le fil conducteur sur lequel se pose le burlesque inconséquent d'un non-personnage occupé à la collecte de fragments de réalité dont le puzzle ne constituera ni un environnement ni un panorama lui permettant d'embrasser quoi que ce soit : perdu dans la nébuleuse avec sa récolte de bricoles, dont des titres (Où gît votre sourire enfoui), et dévalant en landau les escaliers des rémanences cinématographiques où retrouver le nom du matelot...
C'est un livre de fugues ou de fuites à la recherche et à la rencontre d'un monde dont le réel est une suite de caillots et de cahots, de hoquets et d'accrocs se lisant en braille par ses aspérités : journaux, reportages, statistiques, classements. Nous y apprenons avec Zama ce que l'auteur vient d'apprendre, dernières nouvelles, mais aussi, par exemple, que la religion musulmane nous recommande d'enterrer le corps d'un manchot avec le bras dont on l'a autrefois amputé. Nous sommes bien dans le réel, mais comment ferait-il une somme ? Comment pourrait-il apparaître en entier ? À coups d'accumulations ? Accumulations, ce serait le troisième terme de cette poursuite d'une représentation du monde comme échappée où Zama est largué, lui qui l'arpente d'un bout à l'autre. Prélèvements, épisodes d'un interminable feuilleton à rebonds (ceux d'un dizain l'autre), accumulations "vite" sont les trois termes de cette poésie dont l'objectivisme est un crible, un tamis, une passoire. Trop de trous d'air passent entre les mailles du montage des images, dans l'inventaire des termes accumulés, pour que Zama ne ressente pas qu'en guise de réel, il est en plein cauchemar (Zama dit que son existence lui échappe). Il est trop tard pour demander à Jean-Jacques si son non-personnage n'est pas un petit peu Plume sur les bords, un Charlot qui aurait lu Kafka, et qui, dans le mot "claquettes" entendrait la galoche du déporté et reniflerait la charogne dans l'odeur des cheminées ? Parce que, avec cette poésie totale traversée par toutes les histoires, les grandes et les petites, les tragédies et les anecdotes, je n'entends pas seulement que Zama revient comme Zorro, mais surtout, pour mon chagrin, "la treizième".
Frédéric Valabrègue
Extrait (partie 1, Zama ne va pas souvent à la campagne, p. 21) :
toutes les cinq secondes un enfant
de moins de dix ans meurt de faim sur la terre
marcher pour aller on va voir par là-bas
dans des allers et retours inédits
on a dit à un acteur
lorsque tu bois un verre
ne pense pas à autre chose à la caméra
tu bois un verre tu ne fais que ça oublie l'Actor's Studio
nous sommes des gens ordinaires qui vivent
dans des conditions anormales comme Zama
Jean-Jacques Viton, Zama, Éditions P.O.L 2012
Sur le site de l’éditeur, on peut voir Jean-Jacques Viton lire quelques courts extraits de Zama.