JE T’AIME COMME
UNE AGENCE DE TRANSFERT
D’ARGENT
Je t’aime cash.
Je t’aime comme le monde est le même partout dans le monde. Je t’aime à l’international.
Je t’aime comme transférer de l’argent, c’est voyage invisible et rapide et pas le voyage lent et pesant des marchandises.
Je t’aime comme un transfert, comme une manche, une prière, un miracle, de ne pas exactement savoir par où une chose est arrivée et par qui.
Je t’aime comme transférer de l’argent, c’est joue à joue de loin.
Je t’aime comme au pays. Je t’aime comme chaque mois envoyer des sous au pays. Je t’aime comme dire : « J’aide mes parents. »
Je t’aime en plusieurs langues et devises.
Je t’aime comme un détecteur de faux billets. Je t’aime, c’est tellement après la vérité.
Je t’aime comme deux plantes en pots dans l’agence de transfert d’argent, pour faire chaleureux et pour faire loin.
Je t’aime, c’est la fin des transactions.
(p. 11)
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JE T’AIME COMME
UNE BIBLIOTHÈQUE
MUNICIPALE
Je t’aime comme le clochard a enlevé ses chaussures dans la bibliothèque municipale et branché son téléphone portable. Maintenant il dort, et la bibliothèque municipale un peu ronfle, au deuxième étage.
Je t’aime comme le rayon enfant de la médiathèque. Je t’aime comme du mobilier à taille d’enfant et s’encabaner.
Je t’aime comme la forêt des rayonnages où se perdre longtemps et sans crainte.
Je t’aime comme une enfant aux rêves curieux.
Je t’aime, Père Castor, pour faire barrage à mon ennui.
Je t’aime comme l’enfant se fiche de dedans ou dehors, qui sait bien rêver seul.
Je t’aime comme un cercle autour du conteur.
Je t’aime comme la dame emprunte à la bibliothèque six livres sur le cancer.
Je t’aime comme Le Chien bleu n’a jamais mordu Nadja.
(p. 28)
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JE T’AIME COMME
UNE CAGE D’ESCALIER
Je t’aime comme être dans la cage d’escalier de pas son immeuble, comme usurper tapis rouge.
Je t’aime comme le petit recoin sombre à la naissance des escaliers où fourrer les poussettes.
Je t’aime comme entendre le pas des voisins dans l’escalier, comme parfois j’écoute ton cœur battre.
Je t’aime, viens, monte, j’ai posé une petite rampe le long de mon cœur.
Je t’aime comme sortir sur son propre palier et couper son eau, comme on décide d’arrêter sa propre phrase.
Je t’aime comme tabouret confiné, et venir bronzer dans la cage d’escalier, lucarne entrouverte, minuscule puits de soleil.
Je t’aime comme un pique-nique dans la cage d’escalier.
Je t’aime comme cage d’escalier s’entortille, raccorde et sépare nos chambres.
Je t’aime mon amour, sois ma partie commune.
Je t’aime comme une cage d’escalier, je t’aime, viens, on voyage.
(p. 43)
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JE T’AIME COMME
UN POTAGER
Je t’aime comme un potager en pleine ville.
Je t’aime comme petit potager d’Éden. Je t’aime et serai ton apprentie jardinière, Ève au plantoir.
Je t’aime comme, au jardin partagé, on s’échange plants d’aubergines contre références de nounous.
Je t’aime comme un petit voyage d’eau, l’arrosoir.
Je t’aime comme lancer trop fort le ballon dans le potager, parmi les rangs frêles des haricots mange-tout.
Je t’aime comme la petite serre d’entre tes bras.
Je t’aime, sème des graines et offre-leur l’espace, l’eau, la terre. Promets-moi des promesses et des récoltes.
Je t’aime comme un épouvantail, comme un mannequin de vitrine version loqueteux. Je t’aime comme sourire d’épouvantail.
Je t’aime comme pénétrer la nuit dans le potager et marauder trois tomates. Je t’aime comme l’épouvantail n’est pas un vigile.
Je t’aime comme faire son compost, comme écriture de pauvres trouvailles.
Je t’aime avec la teigne d’une vieille survivaliste. Je t’aime, pleine autarcie.
(p.157)
Milène Tournier, Je t’aime comme, éditions Lurlure, 2021, 192 p., 21€
“J’ai souhaité, avec ce double leitmotiv aimer et comme – je t’aime comme –, épouser le ‘tout ordinaire’ des lieux des villes, en les regardant avec les yeux de l’amour transi : je t’aime comme un hôtel, comme une église, comme un sex-shop, comme une laverie...
Du topos de la déclaration d’amour, j’ai voulu surtout conserver l’acte, étrange et sublime, de la déclaration – non seulement aimer, mais le dire –, dans son versant le plus excessif, dès lors que ‘je t’aime’ contient implicitement un ‘j’aime tout’.
J’ai aimé tard dans ma vie. Je veux dire, c’est tardivement (et récemment) que je me suis mise à aimer. Sans doute y avait-il de l’amour en attente de déferlantes qu’il a fallu nécessairement dériver pour que, sans accabler un seul destinataire, il se répande sur la ville toute... Aimer comme une école, comme un fast-food, comme un salon de tatouage, comme une pharmacie... parce que les villes sont inépuisables – si l’amour pas toujours.”
M. T.
Sur le site de l’éditeur (où l’on peut lire un substantiel extrait du livre).