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(Note de lecture), Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Une squaw chez les oiseaux


Fabienne Raphoz  ce qui reste de nous
Un insecte noir, dessin de Ianna Andréadis, n’illustre pas la couverture.
Il fait littéralement partie du titre et du texte de Ce qui reste de nous, de Fabienne Raphoz chez Héros-Limite. Il l’accompagne de manière graphique mais aussi symbolique : cette longue tige d’insecte semble une épée, menaçante mais bien fragile. L’espèce, toutes les espèces animales et végétales, sont déjà en voie de disparition. Cette épée est celle de l’insecte mais aussi celles qui tombent par milliers de gouttes tueuses des bombes insecticides et autres épandages en vaporisant champs, chemins et forêts.
Fabienne Raphoz est une amatrice éclairée des oiseaux, elle a publié, entre autres, Parce que l’oiseau, chroniques d’été d’une ornithophile chez Corti en 2018, mais aussi chez Héros-Limite Jeux d’oiseaux dans un ciel vide (2011), Terre sentinelle (2014) et Blanche baleine (2017), tous hantés par la fragilité de la nature toute entière et de tout ce qui porte des ailes en particulier.
Petit tarsier en suspens
ce monde
dès le premier vers, en quelque sorte tout est dit. Il s’agit d’un petit animal, il s’agit aussi tout simplement, du monde. Et le monde est tout petit, que croyons-nous d’autre, nous autres prétentieux ? Comment avoir la prétention que notre espèce n’est pas elle aussi tout autant menacée, à terme ? Pourquoi l’homme ne protège pas le plus petit (insecte, oiseaux) autant que le plus lourd (éléphants, rhinocéros) de ces êtres qui courent sous le bois, dans les herbes, sous les pierres ?
Il y a de la colère, de l’ironie, de la détresse dans le livre de Fabienne Raphoz, on y croise des poètes contemporains autant que Mallarmé, le poème en est tout retourné, multiformé (son hydre à elle), porté par les allitérations.
Rien ne compte au bout :  il n’y aurait finalement que ça au monde/et toi .
Parce que l’amour aussi nous fissure et nous tient à la fois, est aussi celui que nous prenons à témoin.
Entre parenthèses, écrit tout petit, c’est un manifeste :
(écrire toute une vie
sans autre connaissance
que – la perte –

des chants et des fleurs)

Seule chance que peut connaître chacun : penchée il y a peu avec un tout petit garçon sur les fleurs du jardin, énumérant « le désespoir du peintre » (Heuchera sanguinea) ou la « Suzanne aux yeux noirs » (Thunbergia alata), il me semblait une fois encore que rien n’était plus beau que ces pétales éphémères, de même que les libellules diaprées, les araignées d’eau ou les trilles des oiseaux :
   seuls les chants
mêmes précoces
nous consolent de chants per-
  dus. 

L’épopée n’est plus qu’un souvenir, la légende mêlée de merveilleux n’est plus possible. Les Géorgiques sont loin. La « pensée-racine » fait défaut, coupée sous nos pieds.
L’enfant, nommée « squaw » dans son enfance, voulait l’épopée, dit-elle. Elle cherche toujours la façon de dire : le chant.
Lui aussi, à terme, sans plus rien avoir à chanter, peut se tarir.
Il reste l’énumération des formes de l’hydre rêvée à moins que ce ne soit l’inverse tout aussi possible, et : amour pour ainsi dire/sinon rien.
Fabienne Raphoz fait appel aux « mains négatives » des parois de la Préhistoire, aux traductions qu’elle propose de différentes lectures de ses écrivains préférés (toutes justes et sans appel).
je   suis le motif de l’insecte
   typographe sous les écorces
   jusqu’aux rouleaux ojibwés
Je    croyais aux contes par avance 

Souvenez-vous en effet du mur de ronces qui sépare le Prince de sa Belle, des forêts enchantées bruissantes de petits animaux qui parlent, de vieux cerfs enseignant la sagesse aux petits, ou des légendes indiennes qui transmettent l’amour de la terre ?
L’épopée, oui, qu’aurons-nous à en proposer à nos petits, nous, face aux forêts brûlées ?
Le livre est aussi « américain » par les objectivistes dont Zukofsky en tout premier (mais on pense aussi à Niedecker ou Blau DuPlessis) nombre de poètes sont cités, lus voir interprétés de Nabokov à Pierre Vinclair, « traduits » (étonnante « traduction » « contemporaine de George Sand, et tout aussi étonnantes de textes scientifiques en poèmes) servant d’appuis autant que d’envols. Ce n’est pas le moins important de ce livre tellement ouvert.
Il faut survivre à notre coupable survie, la compagnie des autres y aide.
Il se distingue à son aile déchirée, c’est le petit compagnon de passage, qui vit peu de temps, pourtant essentiel. Le deuil commence avant car nous savons la mise à mort programmée et les protestations éplorées des grands de ce monde inefficaces et lâches.
Malgré tout, ne pas perdre espoir :
Fauvette revient même si le livre est lent.
Ou/et
Se presser d’aimer
Je ne sais pas si ce qui est animal est l’autre, mais il est autre, et son étrangeté nous surprend autant qu’il nous laisse seul (« le point de solitude » dont parle si bien Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal (Bayard, 2007). Quel est l’échange, si bref, cette stupeur toujours face au surgissement, la « relation » dit Fabienne Raphoz ? En tout cas si d’un peuple à un autre la langue n’est pas commune et l’expression possible par le sourire ou les larmes, les gestes (manger, boire, dormir), avec l’animal tout se joue par le regard… C’est une expérience inoubliable.
Nous aussi sommes éphémères, d’une aile touchant une autre : je dis courlis pour rester en vie. Nous les protégeons, eux aussi nous protègent.
Isabelle Baladine Howald

Fabienne Raphoz Ce qui reste de nous, Héros-Limite, 99 p., 16€
Extraits :
Ramier défie le lent élan claquant de l’aile
     puis plane
Sous l’alouette lulu dégringolant sa flûte
     labile
Il n’y aurait finalement que ça au monde
     et toi
Puis les vents chassant les chants charriant mer comme
     menace
————-
seuls les chants
même précoces
nous consolent
des chants per-
   dus
———
   il se distingue
   à son aile déchirée
   j’ai pris l’ami  
    de passage
      le compagnon
    de vie
   pour témoins
   les éthologies diraient
   c’est un individu
       usé
   il est revenu
      trois matins
   c’est   une relation


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