Au final, l’essentiel de la production Carrier-Belleuse a pour ressort l’érotisme, mais manié avec la prudence et la dissimulation qui siéent à toute carrière officielle.
Il est amusant, pour terminer ce parcours très subjectif et partial, de souligner trois procédés permettant d’épicer un sujet sans tomber dans le trivial.
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Le point de vue avantageux
Pour ces deux danseuses en banc et noir, la vue plongeante met en valeur la double opulence du tutu et de la poitrine.
Le cadrage a mi-corps fait ressortir ce qui est à l’époque l’objet d’une obsession universelle :
Surprises de dos
1890
Dans une pose peu plastique, cette danseuse relace son chausson. Ainsi immobilisée, elle est prise à l’arrêt, tel un animal au repos. Le tutu relevé laisse deviner un liseré de chair, et sous la pression du pied menu, le tabouret à quatre pattes est très satisfait de son sort.
Là encore la danseuse est surprise dans un moment d’intimité, tandis qu’elle allonge ses bras dans son dos pour s’échauffer. Les mains serrées attirent l’oeil sur sa croupe, tout en en déniant l’accès.
Le piment des épieuses épiées…
Même dispositif, à deux ou à trois amies…
Le recto d’autres beautés gazeuses, un poil plus jeunes.
Le décalage à la plage
En 1894, naissance d’une fille opportunément nommée Pierrette, et établissement à Wissant, dans une villa du même nom. C’est l’occasion d’un nouveau filon : aux filles des planches s’ajoutent les filles des plages.
Villa Pierrette, merci à l’Association Art et Histoire de Wissant
« Dans sa maison de Wissant, durant l’été, il emmenait ses modèles. C’était pour lui un plaisir suprême que l’épanouissement de ces filles, vivifiées par le souffle de la mer.
Nous emmenions toujours quelques petits « rats » de l’Opéra avec nous, me racontait un de ces derniers jours la fille de l’artiste. Il les peignait sans trêve il eût tout donné, pour le reflet d’un rayon de soleil contre la chair. Pierrette Carrîer-Belleuse, très émue, ajoute : Les dernières paroles de mon père ont été pour son art ».La Matin, 15 mars 1933
Photograhie histopale.net [0]
Facilement reconnaissable à ses deux auvents, la villa se trouvait en haut de la dune, donnant sur la plage. Elle a disparu depuis longtemps, de même d’ailleurs que la plupart des villas et chalets Belle-Epoque de la station.
L’idée de transporter un nu féminin sur la plage semble un peu antérieure à l’acquisition de la Villa Pierrette.
On voit bien l‘intérêt plastique : harmonie entre ton chair et ton sable, jeu d’ombres violentes. Sans négliger le piment érotique de la nudité hors de l’atelier.
A en croire cette photographie, le peintre amenait vraiment ses modèles sur le motif (du moins quand elles étaient habillées).
Petit Palais, Paris
Durant les premières années de cette veine balnéaire, les poses, nues ou habillées, restent académiques.
A partir de 1910, la soixantaine arrivant, on note une audace croissante chez les baigneuses. Il est probable que ces pastels rapides aient été prévus d’emblée pour l’exploitation en cartes postales.
Un vague prétexte symboliste justifie la multiplication des nymphettes dans les oyats.
Ou bien c’est un simple jeu de société qui explique ces poursuites saphiques.
Cet hommage à son maître Cabanel s’épice d’un zeste de voyeurisme enfantin…
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La Poursuite, 1913
…tandis que cette baigneuse très contemporaine se voit pourchassée par un faune antique.
Vers l’Amour, Salon de 1910
Trois Gracieuses se ruent vers le spectateur en robes transparentes et les yeux enamourés. Moins celle de gauche qui masque son regard de la main, en un geste qui pourrait être de pudeur charmante, à la dernière minute de l’enfance. En fait, c’est juste qu’elle a perdu son chapeau (tombé à l’arrière-plan) et que le soleil l’éblouit.
Vers la Victoire, 1915
Fidèle à son économie de recyclage, Pierre Carrier-Belleuse en pleine guerre se contentera de remplacer le chapeau de celle de droite par l’Union Jack, et de vêtir celle du centre aux couleurs tricolores, non sans renforcer le message par un petit drapeau pédagogique à l’arrière plan. Quant à celle de gauche, il suffira de lui déplier le bras pour lui faire brandir le drapeau russe.
Ainsi les fillettes excitantes d’Avant-guerre se transforment, à peu de frais, en propagandistes enthousiastes de la Triple Entente, ouvrant le marché prometteur des cartes postales de guerre.
Après guerre, les nymphettes se raréfient et s’assagissent : l’une daigne gratifier le passant d’un clin d’oeil rapide, tandis que l’autre n’interrompt même pas son roupillon au soleil.
Au stade terminal par cette déliquescence, l’estivante se métamorphose en échassier et le voyeur en batracien.