Et si les deux étés passés commençaient à traduire de nouveaux comportements chez les voyageurs ? J'en vois deux poindre. Ils nous disent l'aventure pour les uns, le goût pour le champ d'à côté pour les autres.
Ce retour de plage en septembre 2021 est particulier. Les media rappellent les attentats du 11 septembre 2001 alors que l'arrivée des talibans au pouvoir en août dernier démontre l'inefficacité de l'aventure militaire et politique américaine conduite là-bas. Quel rapport avec le tourisme, sujet qui nous préoccupe ici, me dites-vous ? De mon point de vue, cette séquence de 20 a fortement modifié les ressorts du tourisme. Je développe au moins 7 raisons, mais ce n'est pas exclusif.
20 ANS EN AU MOINS 7 CHANGEMENTS
La première raison est que le monde que je connaissais avant cet événement a mal changé. De nombreux pays sont désormais inaccessibles. La planisphère touristique s'est rétrécie.
La deuxième raison est que les formalités de voyages se sont complexifiées : passeport numérique, Esta pour les Etats-Unis, AVE pour le Canada... Brexit depuis peu, fermetures liées au covid. Cela fait beaucoup.
La troisième raison porte sur le temps consacré aux voyages pour les contrôles lors des changements de frontières et aussi pour embarquer, même pour le train, il faut être présent plusieurs minutes avant que les portes ne ferment. Un temps de plus en plus long perdu.
La quatrième raison concerne la vie de tous les jours. Je fais référence à l'intrusion inégalée des états dans la vie privée. Les citoyens sont tracés dans leur passé et dans leur présent par l'alliance de la technologie et les modifications apportées au droit à cet effet.
La cinquième est liée à nos acceptations et à nos usages immodérés des flux et des écrans, aux consentements que nous lâchons : wifi, réseaux sociaux, téléphonie mobile et GPS, moyens de paiement en ligne, acceptation de clauses multiples comme les cookies, les CGU. Nous sommes complices. Nos colères et manifestations ponctuelles doivent être regardées sous l'angle de nos propres responsabilités. Nous acceptons cette situation.
La sixième raison porte sur le complotisme, instrumentalisé à des fins politiques et de stratégies internationales auquel souscrivent sans analyse critique des citoyens croyant ce qui les conforte dans leurs convictions. Le pire étant quand des politiques et des experts en font également usage. Des concepts fumeux et dangereux pour la paix occupent les esprits, les pratiques politiques, les relations entre groupes de pression. Des mots nouveaux tels que vérités alternatives ou droit alternatif sont apparus.
La septième raison est évidemment portée par les contraintes nées de la pandémie mondiale du covid : désormais nous avançons masqués et gélifiés, même si un certain retour au temps d'avant se profile en Europe. Nous jouons maintenant à pierre-feuille-ciseau pour nous saluer. On a connu plus glamour pour sceller des rencontres.
Horizons raccourcis
J'en arrête là. J'ai omis les attentats islamistes à l'échelle de la planète, la montée en puissance de dictatures belliqueuses et revanchardes dont les avancées deviennent de plus en plus critiques et plombent l'avenir, la crise financière de 2008-2009 et bien d'autres qui ternissent le spectacle de la galerie des glaces, façon congélation. Sans compter la prise de conscience élargie mais confrontée à la difficulté et à l'urgence d'agir sur les pollutions de tous ordres et la révolution climatique. En France, les indicateurs à 200 jours de la présidentielle placent les préoccupations environnementales à un niveau inégalé. Tout ce faisceau de trajectoires indépendantes (jusqu'à quel point d'ailleurs ?) a conduit à la situation touristique que nous connaissons : du local en point de mire, des horizons raccourcis, des tensions relationnelles observées dans les commerces.
Tout cela modifie déjà les pratiques touristiques et les deux derniers étés européens commencent à dessiner un nouveau paysage que j'ai tenté de scruter depuis juin lors de mes déplacements, en lisant, en discutant abondamment avec des touristes et des voyageurs, avec des professionnels.
L'ITINERANCE POUR OBJECTIF
Je ne sais si c'est une tendance, mais c'est au moins un signe, j'ai l'impression qu'une partie du public se dirige vers un temps accru d'itinérances. La météo et ses humeurs maussades qui invitent à se déplacer en quête de ciel bleu et de chaleur, l'ambiance générale, la surcharge de certains spots qui esquissent des lignes de fuite, me paraissent révéler l'envie de davantage renouer avec le déplacement qu'avec le stationnaire pour une partie du public.
La quête d'une vie impermanente comme si nous souhaitions incorporer le mouvement perpétuel dans nos corps, nos émotions et nos cerveaux, la volonté de ne pas tenir en place après l'engourdissement des confinements et des contraintes diverses associées, dont certaines touchent aux formalités des voyages en transports collectifs, semblent diriger une partie des Européens vers la route. La simple route, la bête route qui part de chez soi et qui peut conduire vers l'aventure. A pied, en vélo, en auto, en van, la route comme évasion. Avez-vous emprunté des petites itinéraires hors des grands axes au cours de l'été ? Stupéfiants de sérénité et de croisements de cheminants.
J'ai discuté avec des cyclistes au long cours, des marcheurs partis pour plusieurs semaines sur les sentiers de longue distance, des hobos, chemineaux et vagabonds d'un nouveau genre, accumulant et diversifiant les modes de transports et les arrêts-buffets, CB et smartphone en poche, faut pas pousser bobo dans les orties quand même. Pour certains, la destination compte peu. La traversée entre deux mondes enchante les vies, leur donne plus de relief. Les ventes de vélos, de matériels de randonnée pour des niveaux experts, de vans aménagés, de fourgons à aménager en van, ont explosé (plus de vans que de camping-cars) et ont conduit de nombreux voyageurs à renouer avec la bourlingue. Ce voyage contre les contraintes et pour sentir plus pleinement la liberté de vivre et d'évoluer dans le temps et dans l'espace. Peut-être les OGD peuvent-ils mieux prendre compte dans leurs propositions des suggestions de routes improbables. L'été 2021 m'évoque des tracés nouveaux à considérer, des itinéraires reculés, des associations de périples associant différents territoires.
FAIRE EN PLEIN AIR
D'autre part, séjournant dans des campings de France et d'Espagne au cours de cet été, j'ai pu constater combien une partie importante de la société avait plaisir à fuir les villes, grandes délaissées du tourisme estival, pour se poser en plein air. Mais peut être plus que d'habitude pour y pratiquer des activités de pleine nature dans le voisinage immédiat : randos à pied, à vélo, canoë, rafting. Et combien certains professionnels de ce secteur sont devenus de vrais conseillers en séjour. Dans un camping d'Espagne où je faisais étape pour randonner, l'accueillant m'a indiqué une sélection d'itinéraires sur des cartes-sets de table. Le tout pendant 15 minutes, à la manière d'un accueil à l'américaine, alors que la queue des nouveaux arrivants de la fin de journée s'allongeait. Un office de tourisme ? Mais pourquoi faire ? J'avais l'essentiel avec moi, agrémenté de quelques conseils personnalisés d'un local connaissant bien les lieux. Et tous ses conseils portaient, non sur le voir, mais sur le faire, sur l'évolution sportive des corps, alors qu'arrivaient des cyclistes et des motards pour leur étape du soir. Moins de visites patrimoniales et culturelles (ce que corroborent les chiffres de fréquentation des grands sites et musées), mais plus d'actions démasquées en plein air.
En chemin et en plein air, actifs au possible, c'est un peu un nouveau profil de voyageurs et de touristes, se dégageant des contraintes certes sanitaires, mais aussi administratives et numériques que j'ai rencontrés cet été. Préférer les routes et le mouvement aux points de chute, le tout dans des environnements naturels où l'on profite des changements de couleurs des paysages du matin au soir et des ciels étoilés la nuit pour converser avec les étoiles, une sorte de gentille bourlingue m'apparaît comme une possible reprise en main de nos choix, moins touristiques et consuméristes, plus ouverts à des pratiques et à contemplations libres. Si tel est le cas, la littérature de bourlingue (Blaise Cendrars, Bruce Chatwin, Anne France Dautheville, Priscilla Telmon, Sylvain Tesson et bien d'autres) devrait trouver de nouveaux lecteurs soucieux de liberté et de prendre la tangente. Et dans ces usages, le smartphone et ses fonctions trouvent une juste place, celle de l'outil utilitaire et non celle du passe-temps. Le spectacle de la nature et la mise en mouvement des corps occupant largement.