Critique de Jacques et son maître, de Milan Kundera, vu le 8 septembre 2021 au Théâtre Montparnasse
Avec Stéphane Hillel, Nicolas Briançon, Lisa Martino, Pierre-Alain Leleu, Camille Favre-Bulle, Maxime Lombard, Philippe Beautier, Elena Terenteva, Jana Bittnerova, accompagnés par les musiciens Marek Czerniawski et Boban Milojevic, mis en scène par Nicolas Briançon
C’est mon rendez-vous incontournable de chaque saison : la création – ou la re-création, comme ici – de Nicolas Briançon. Dix ans maintenant que je le suis dans ses aventures théâtrales, souvent enthousiaste, parfois déçue, toujours objective. Ce Jacques et son Maître, ce soir, est tout particulier : parce que j’avais choisi le Montparnasse comme dernier théâtre avant la fin du monde, ou en tout cas des théâtres, en octobre dernier, et y remettre les pieds ne se fait pas sans une certaine émotion ; parce que j’ai déjà vu cette proposition il y a dix ans, quand j’avais quinze ans ; parce que retrouver l’univers de Nicolas Briançon, c’est retrouver un peu de la vie d’avant.
Difficile de résumer le spectacle. Jacques et son Maître font un voyage, ne sachant vraiment ni d’où ils viennent ni où ils vont. Ce qui doit se passer, c’est leur maître là-haut qui l’a écrit. Au cours de leur marche, ils se racontent des histoires, notamment celle du dépucelage de Jacques et comment il est tombé amoureux, mais il digresse tant qu’on ne connaîtra jamais le fin mot de cet amour. La digression est peut-être le maître-mot de cette pièce : elles permettent l’arrivée de nouveaux personnages, de nouvelles histoires, et de nouvelles digressions.
D’abord, j’ai eu peur. J’arrive au théâtre dans une humeur ambigüe : j’ai hâte car je connais l’effet des spectacles de Briançon sur moi, mais j’ai peur que la magie n’opère plus après dix ans. Et le début du spectacle confirme d’abord ma seconde impression : le cadre de scène semble trop grand, les premières répliques de Stéphane Hillel sont hésitantes – il se révèlera davantage dans sa relation avec Jacques -, je n’arrive pas à rentrer dedans. Et puis il se passe ce truc indicible, un peu magique, un peu chimique, qui soudainement m’embarque dans l’histoire pour ne plus en décrocher.
© Fabienne RappeneauJe ne saurai expliquer la magie mais je commence à déjouer certains des tours de Nicolas Briançon, ce qu’il parvient à faire, ce qu’il éveille en nous. Son art de metteur en scène prend ici toute son ampleur grâce au procédé de la pièce, à ces histoires qui s’enchaînent, à ce théâtre dans le théâtre : lorsque les personnages racontent leurs souvenirs, tout prend vie sur ces quelques planches de bois qui occupent le centre de la scène. Ce ne sont que quelques planches, ce ne sont que quelques souvenirs, mais c’est toute une histoire qui naît et se dessine sous nos yeux comme sous la plume d’un auteur. Comme le maître que compose Stephane Hillel, ces histoires qui se racontent répondent soudain à un besoin vital qui se crée chez le spectateur de les écouter.
Et c’est fait avec tant d’insouciance, tant de naïveté, tant de spontanéité, que cela donne l’impression des théâtre de marionnettes pour enfants, où tout s’invente au gré des idées du gamin, où ce qui existe dans sa tête prendra forme de quelque manière que ce soit dans son spectacle. Ici, les personnages des différentes histoires semblent comme sortis de l’esprit de leur créateur, ils se dessinent sous nos yeux puis disparaissent dans la nature, et ça a quelque chose de fascinant.
Fascinants aussi, les neufs comédiens et deux musiciens au plateau, acteurs de cette grande chorégraphie de la vie qui se joue dans la pièce. De la gouaille un brin nostalgique de Lisa Martino à l’affection feinte de Pierre-Alain Leleu, tous composent à merveille dans un esprit de troupe généreux et communicatif. Nos deux personnages principaux font la part belle à l’amitié : les regards rieurs et coquins de Nicolas Briançon et son intarissable faconde viennent compléter l’ingénuité et l’envie qui caractérisent le personnage de Stéphane Hillel, comme le yin complète le yang. Ils font tous les deux exister leur personnage et apparaissent parfois comme les deux entités d’un seul cerveau – leur maître là-haut qui écrit ? – faisant presque naître un troisième personnage, fruit de leur union et de leur complicité.
Cerise sur le gâteau, même quand Nicolas Briançon nous convie à ce genre de grande fête, infiniment généreuse, infiniment populaire, il ne prend jamais le spectateur pour un imbécile. Au contraire, en filigrane du divertissement, les questions philosophiques que pose Diderot ne sont pas oubliées, et teintent notre joyeux conte de touches d’absurde et de mélancolie. Toute la palette est là, nous n’avons plus qu’à admirer le tableau.
En avant !
© Fabienne Rappeneau