Le trésor de la mystique chrétienne française que j'ai évoqué la dernière fois, commence à peine d'être connu. Loin du cliché des pieux dévots embourbés dans leurs images baroques, l'école de l'oraison de silence ou de repos nous offre le secret d'une vie intérieure fondée sur le silence, le rien, le néant. Le contraire d'un dogme religieux.
Selon la tradition, la vie mystique est la vie en contact direct avec Dieu, au-delà des images et des concepts. D'ordinaire, ce chemin comprend trois grandes étapes : purification, éveil, et unification ou divinisation. Le but est donc la divinisation de l'homme, conformément à la tradition occidentale et platonicienne. Laisser le divin prendre le contrôle, dans un plein et libre consentement.
Mais dans cette tradition française, l'illumination vient en premier, suivie de la purification, pour s'achever dans l'unité.
Tout d'abord, l'illumination : on rencontre la lumière divine, on ressent, on éprouve, on comprend, on a le sentiment d'un éveil, d'un réveil. Cette étape est celle de la rencontre de la plénitude, de l'enthousiasme. On a enfin trouvé le trésor et, très souvent, on croit être arrivé. Mais comment peut-être arriver à la fin de l'infini ?
Néanmoins, c'est cette illumination qui donne la force de lâcher-prise et d'accéder à la seconde étape : la purification, la mort, le néant. Car les lumières et compréhensions ne sont pas Dieu, mais des reflets, des avant-goûts, même s'ils sont ressentis comme des plénitudes indicibles. L'individu y jouit de Dieu. Mais il garde, en quelque sorte, le contrôle. Or le but de la vie intérieure, comme nous avons dit, n'est pas de faire l'expérience de Dieu, mais de se laisser transformer radicalement en Dieu. Les énergies individuelles doit laisser la place aux énergies divines. Or, pour que cela soit possible, il faut se vider de soi, s'oublier, mourir, sombrer dans le néant et avancer dans les ténèbres, dans une "foi obscure", sans images ni concepts, laisser autre chose prendre le dessus. C'est l'étape de l'abandon en néant, sans assurance ni repère.
Comment est-ce possible ? C'est possible grâce à l'élan donné par la plénitude découverte d'abord dans l'illumination de la première étape. Mais ensuite, il fait mourir dans le vide qui seul peut laisser place au plein. Plus la mort est profonde, plus la vie sera profonde. Si la mort est superficielle, la vie intérieure sera superficielle. Que l'on ne se laisse pas impressionner par ces mots : il s'agit simplement de mourir. C'est la vie. Il faut arrêter de souffler pour enfin laisser les vents du large nous emporter au cœur de l'océan.
La plupart d'entre nous, certes, se contentent de telle ou telle lumière. Dans la tradition mystique française ces lumières, ces saveurs, ces ressentis - tout cela n'est qu'un début, un avant-goût, un viatique pour encourager l'âme à entrer dans l'intérieur véritable, qui est néant et néant de néant. Dans cette étape de purification, qui peut durer des dizaines d'années, l'individu est privé de tous ses supports et ses repères. L'hiver arrive. Mais sans hiver, point de printemps.
Enfin, l'individu, qui ne disparaît jamais, renaît en Dieu, par Dieu : "Ca n'est plus moi qui vit..." Cependant, même dans cette vie nouvelle, le vide règne, un néant du à la plénitude inconcevable qui se déverse à travers les puissances (les organes) de la personne.
Jacques Bertot, un prêtre du XVIIe siècle, décrit ainsi cette étape ultime, dans laquelle l'évolution se poursuit :
"Là l’âme par ce néant devient en Dieu ce qu’une goutte d’eau estdans la mer quand elle s’y perd, car ce néant tirant l’âme de son
propre que le péché lui avait communiqué, tire l’âme d’elle-même
et du particulier et ainsi la fait découler et perdre en Dieu.
Et comme l’âme perd son soi-même en perdant le particulier qui
la faisait subsister en elle-même, aussi trouvant Dieu et subsistant
en Lui par ce néant, elle ne Le trouve pas comme quelque chose
dont elle jouisse, mais plutôt elle en est possédée en perte totale de
soi. (...)
Là le néant augmentant sans fin, l’âme entend, sans entendre, à
sa mode, un très profond parler, qui est la génération du Verbe, et
qui est le don de la divine Sagesse en son pauvre néant. Et comme
l’âme avant cela n’était rien et que c’était son bonheur, ici, sans
sortir de son rien, au contraire son rien augmentant à l’infini, l’eau
de la divine Sagesse s’écoule, qui rend l’âme beaucoup féconde.
De là insensiblement s’écoule l’amour, et l’âme entend en son
néant que ce n’est pas un amour produit par ses puissances comme
au commencement, mais que c’est un amour tout différent, et que
vraiment c’est la communication d’un amour dans lequel et par
lequel l’union commence." (Le Directeur mystique, édition Dominique Tronc, p. 206)
Autrement dit, cette fin est un nouveau commencement. La disciple de Bertot, Madama Guyon, évoque l'image d'une pierre qui tombe dans un océan sans fin. La vie intérieure est une expansion sans fin, car il n'y a pas de fin dans l'infini. Elle est donc un vide sans terme qui débouche sur une plénitude toujours plus profonde, large et haute.
On le voit, les maîtres de cette tradition insistent sur le fait que l'expérience est inconcevable, inimaginable, au-delà de tout ce que l'on peut expérimenter ici ou là. Et la clé de ce mouvement infini est le néant, le vide, le silence intérieur. Juste s'orienter vers le divin, en instinct et en confiance, puis rester ainsi en silence, comme une goutte dans l'océan, et laisser l'infini faire son œuvre. Il n'y a qu'ainsi que l'aventure de l'infini est possible, au-delà et encore au-delà, par-delà les abymes du silence, du vide et du rien.
Pour avoir tout, renoncer à tout. Pour renoncer à tout, laisser le Tout se charger de tout et se laisser sombrer dans le rien plus vivant que toute vie.