Dans l’un de ses Cahiers, en septembre 1951, Hannah Arendt écrivait : « La méfiance justifiée à l’encontre de toute moralisation ne provient pas tant de la méfiance à l’égard des normes du bien et du mal que de la méfiance à l’égard de la capacité de l’homme au jugement moral, c’est-à-dire à critiquer les actions du point de vue de la morale. » Cette phrase semble « coller » à l’actualité, à travers un sujet grave face auxquels il est malheureusement aujourd’hui plus fréquent de privilégier la passion à la réflexion : l’antisémitisme.
« […] Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général de l’UMP, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter. Le Parquet a même demandé sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout : il (JS) vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit ! »
Il semble bien difficile, devant un tribunal, d’obtenir une condamnation pour antisémitisme en s’appuyant sur un pareil texte, tant l’argument semble mince pour constituer le délit. Le fait de pouvoir substituer à « judaïsme » tout autre qualificatif religieux (bouddhiste, protestant, born-again, musulman, hindouiste, etc.) sans changer le sens de la phrase litigieuse rend la suspicion d’antisémitisme peu consistante. Par ailleurs, avoir vu dans ces lignes le raccourci – aussi stupide qu’odieux – « Juif = pouvoir et fortune » ou « il faut être Juif pour réussir dans la vie », n’est-ce pas avant tout avoir voulu l’y voir ? Si la jeune fille en question avait été l’héritière d’un banquier singapourien, d’un magna du pétrole texan, d’un riche homme d’affaires saoudien ou d’un roi de l’acier indien, le sens ironique du propos eut été identique.
De la critique par Siné d’un comportement individuel, sur lequel chacun se forgera une opinion (cela peut sembler naïf, mais pourquoi, dans le cas concerné, vouloir absolument privilégier l’arrivisme à l’amour, si tant est que la nouvelle soit avérée – ce qui ne semble pas être le cas ? Personne ne s’est apparemment posé la question…) on voudrait déduire la critique d’une communauté déterminée, et de cette communauté tout entière. Cette lecture trop rapide pose un véritable problème, moins peut-être celui de la liberté d’expression que celui d’un éventuel abus d’interprétation.
Dans son article du Monde du 21 juillet, où il se livre un peu vite à un montage de segments de phrases isolés de leur contexte et sans rapport l’un avec l’autre, Bernard-Henri Lévy écrit « La juste attitude […] est de déclencher sans attendre ce que Walter Benjamin appelait les ʺavertisseurs d’incendieʺ. » Certes, l’expression est bien employée par Benjamin dans Sens unique, publié en 1928, mais elle le fut au sujet des dangers du progrès technologique qu’il pressentait, non de l’antisémitisme. Pour autant, elle n’est pas ici dénuée de sens, un sens opposé toutefois à celui qu’a choisi l’auteur de La Barbarie à visage humain. Elle rappelle la fable d’Esope, Le Garçon qui criait au loup ; celle-ci raconte l’histoire d’un jeune berger qui, pour tromper son ennui, criait inutilement au loup pour voir la population du village venir le secourir. Le jour où le loup attaqua vraiment, il eut beau crier, les villageois, échaudés, ne le crurent pas et s’abstinrent d’intervenir. A force de crier à l’antisémitisme à tout propos, ne court-on pas le risque, particulièrement dangereux, de décrédibiliser une juste cause, d’en banaliser la notion et de lasser une opinion qui restera sourde si un jour survient une alerte sérieuse ? Les avertisseurs d’incendie, pour être efficaces, ne doivent retentir que lors d’un véritable incendie, sinon, ce ne sont que des sirènes aux chants trompeurs.
L’affaire Siné résonne en écho à deux autres, à l’occasion desquelles on utilisa l’argument
On lui reprocha sa théorie de la « banalisation du mal », en l’interprétant plus ou moins délibérément de façon erronée, et surtout on lui fit grief d’avoir écrit que certaines autorités juives (les Conseils juifs dans quelques pays occupés) avaient coopéré avec les nazis, en désignant des victimes pour, en théorie, en sauver d’autres. Une telle vision de l’histoire était inacceptable aux bien-pensants. On fustigea Arendt pour avoir dévoilé une réalité gênante. On posa ouvertement la question « Arendt est-elle antisémite ? » Cependant, elle n’avait rien inventé : elle ne faisait que retranscrire les conclusions des juges Yitzak Raveh et Halévi (qu’il serait ridicule de soupçonner d’antisémitisme) que l’on peut retrouver en lisant les minutes du procès Eichmann.
La seconde affaire fit l’objet d’un procès, puisqu’aujourd’hui les prétoires semblent remplacer les forums ; elle concerne Edgar Morin, sociologue mondialement reconnu (il y a une université Edgar Morin au Mexique) qui fut condamné en 2005 pour « diffamation raciale » à cause d’un article, Israël-Palestine, le cancer, publié dans Le Monde le 4 juin 2002 et partiellement repris dans Le Monde moderne et la question juive (Le Seuil, 263 pages, 12€). Certes, de nombreuses voix s’élevèrent pour le défendre et la Cour de cassation l’innocenta en annulant l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles, en juillet 2006, mais le mal
Cette mort sociale, qui condamne de facto toute publication future d’un auteur, pose un problème au regard de l’histoire littéraire. Comme il semble quasi certain que Vladimir Nabokov se serait vu traduit devant un tribunal par des groupes de pression moralisateurs pour apologie de la pédophilie s’il avait publié Lolita aujourd’hui, bien des écrivains parmi les plus prestigieux de la littérature française seraient de nos jours condamnés pour antisémitisme. Baudelaire verrait sans doute amputer ses Fleurs du mal pour y avoir évoqué une « affreuse Juive » (Spleen et idéal, XXXII). Théophile Gautier serait lourdement sanctionné pour quelques lignes peu amènes à l’égard des Juifs qui figurent dans son Constantinople (chapitre XIX) et ne trouverait plus d’éditeurs (privant ainsi les Lettres du Roman de la momie, du Capitaine Fracasse et d’autres chefs-d’œuvre). Quant
On objectera que les époques changent, et que, si Baudelaire, Gautier ou Balzac vivaient à la nôtre, ils n’auraient pas écrit les textes mentionnés. On ne peut l’exclure, quoique cette « littérature fiction » n’ait guère de sens. Pourtant, la sensibilité même du sujet devrait inciter à la prudence. Ainsi, il n’y a pas si longtemps, quelques critiques se couvrirent de ridicule en voyant de l’antisémitisme là où le moins qu’on puisse dire est qu’il était absent. Lorsqu’en 1967, Romain Gary publia La Danse de Gengis Kohn, le roman n’échappa pas à ce qualificatif, ce qui suggéra à l’auteur cette remarque typiquement « garyenne » : « j’ai écrit des livres comme La danse de Gengis Kohn, et je vous fais remarquer que ce livre, acclamé d’une manière extraordinaire en Amérique, en Israël, a été traité par quelqu’un de ʺl’Expressʺ de ʺlivre antisémite et de profanation des morts d’Auschwitzʺ. C’est vous dire qu’il y a des malentendus extrêmement curieux, et qui viennent sûr du fait que les Juifs sont contaminés par l’antisémitisme. » (Propos recueillis par Richard Liscia pour la revue « L’Arche », 26 avril/25 mai 1970).
Le vieux magicien, qui avait plus d’un tour dans son sac, eut l’occasion de récidiver, peut-être pour tester une nouvelle fois les réactions du monde intellectuel ; il ne fut pas déçu. Lorsqu’il publia La Vie devant soi, sous le pseudonyme d’Emile Ajar, le même magazine attaqua cet auteur alors inconnu, sans nuances de propos : « […] personne n’a remarqué l’odeur légère, mais tenace d’antisémitisme qui flotte dans ces pages. On la décèle un peu comme à la campagne, un jour de printemps, on hume avec étonnement des effluves que l’on hésite à qualifier tant que l’on n’a pas avisé la fosse d’aisances, là-bas, au-delà du champ de pâquerettes. Sans doute Ajar ne l’a-t-il pas voulu, mais qu’il ne s’étonne pas d’être invité à dédicacer son ouvrage au prochain bal des anciens de la LVF. » Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les commentaires de Gary (ancien de la France libre et Compagnon de la libération) à cet article pour le moins malheureux d’Angelo Rinaldi, rapportés dans la biographie de Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, Gallimard, p 543-546…
Un an plus tard, dans la version définitive de son livre le plus complexe, Pseudo, il les
Dans toute son œuvre, et surtout dans Chien blanc, Gary exprime sa méfiance, voire son mépris pour certains professionnels de l’antiracisme qui « cachent en eux une faille paranoïaque [et] se servent ainsi des persécutés authentiques pour se retourner contre les ʺennemisʺ. » Il aura même à l’égard des vedettes médiatisées (ici, Marlon Brando) un mot cruel : « ça fait caniche de salon qui pisse sur le tapis. »
L’ironie n’est pas toujours interprétée comme telle, et celle de Siné, maladroite ou non, n’a pas échappé à ce sort. Le paradoxe – et le danger – de son « affaire », c’est que les invectives qu’elle a soulevées et la véhémence des réactions suscitées semblent si disproportionnées en comparaison du texte incriminé qu’elles risquent de créer dans l’opinion une réaction inverse à celle espérée.
Illustrations : Siné - Hannah Arendt - Edgar Morin - Romain Gary