António Lobo Antunes, Salon du livre de Paris, 2010.
" Son corps de neptune destitué s'était détérioré au cours de ces mois d'abandon depuis son retour d'Angola : il avait des furoncles, ses cheveux étaient tombés par plaques en divers endroits, il avait perdu neuf kilos six cents, était incapable de déterminer à cent mètres le tonnage des bateaux, n'avait plus que deux dents à la mâchoire inférieure et respirait difficilement, comme les poussins, d'un souffle court et rapide. Elle eut un coup au cœur qui fit gonfler son décolleté en constatant que le navigateur dont elle était tombée amoureuse était en train de se métamorphoser peu à peu en un saurien empaillé de muséum d'histoire naturelle. Elle paya pourtant ses consommations sans qu'il s'en aperçût, demanda tout bas au garçon de remplacer l'alcool par de l'eau du robinet à partir du dix-septième verre, supporta ses entêtements d'ivrogne, lui fit servir un sandwich à la viande qu'il repoussa fièrement d'un air écœuré, et sortit discrètement derrière le marin alors que, dans la rue, les petits crieurs de journaux annonçaient les dernières éditions et que les esclaves maures trottaient en direction de la Baixa pour s'entasser, fascinés par les péripéties des drames indiens, dans les cinémas permanents des Restauradores. Faisant appel à la très longue expérience de son art de manipulatrice des hommes solitaires, elle réussit à l'entraîner dans sa petite chambre du Terreiro do Paço en l'empêchant d'entrer dans les tavernes qui se multipliaient sur leur parcours comme les moisissures sur le fromage et dans les épiceries où nous avalions en guise d'hostie des pichets de vin vert jusqu'à onze heures du soir, affalés sur de grands sacs de haricots..."
Antonio Lobo Antunes : extrait de " le retour des caravelles", 1988, Christian Bourgois Éditeur 1990, pour la traduction française.