. La côte occidentale de la péninsule Balkanique, dont l’Albanie fait partie, offre – de nord au sud – un paysage presque invariable : une muraille blanche calcaire descendant tout au long des îles dalmates (les monts Dinariques et les Alpes Monténégrines) et qui réapparaît immédiatement après la pointe de Karaburun pour en finir au sud de la Grèce, avec le revêche Péloponnèse. Entre ces deux barrières naturelles, difficilement franchissables, le littoral sablonneux albanais – de Shkodër à Vlorë – représente une magnifique ouverture, la seule porte qui permet d’aborder les Balkans de l’Ouest à l’Est.
Depuis la basse Antiquité cette porte fut franchie régulièrement de part à l’autre par tous les conquérants : des légions Romaines au IIIè - IIè siècles av. J.-C. pour regagner la Macédoine et la Thrace, des armées de Byzance à partir de VII siècle apr. J.-C. pour aller en Italie, des Sarrasins et autres Arabes pour pénétrer dans les profondeurs de la péninsule, des Bulgares de Syméon à Xème siècle qui rêvaient de toucher les côtes adriatiques, des Normands de Sicile et autres Croisés durant les XIè et XIIè siècles pour conquérir l’Orient, des marchands Vénitiens pour écouler leurs marchandises vers l’hinterland, des hordes Ottomans pour briser la résistance albanaise et menacer les côtes italiennes. Dans une époque beaucoup plus récente, d’autres passants et occupants franchirent cette porte : les armées alliées de l’Entente pour contrer les forces de la Triple Alliance, l’armée défaite serbe pour aller se réfugier à Corfou, les divisions fascistes de Duce pour occuper l’Albanie et attaquer la Grèce…
La frange marécageuse et déserte qui longeait jadis la côte présente au moins trois points d’encrage sûr, bien protégés par rapport aux vents du nord et du sud : Shëngjin (Sain Jean) – le port de Lezhë – dans la baie de Drin, Durrës dans le golfe portant le même nom, ainsi que Vlorë, au fond du golfe homonyme (1). De ces villes partent les plus grandes routes transversales de la péninsule, remontant les rares passages qui s’ouvrent au milieu du rempart montagneux albanais.
. La plus ancienne – et la plus connue – entre elles est la via Egnatia. Cette fameuse voie militaire et commerciale fut construite par les Romains ; elle devait relier le port de Dyrrachium (Durrës) à Heraclea (Bitola), finissant à Thessalonique et plus loin encore, à Byzance (plus tard Constantinople). Cette chaussée dallée, dont des restes sont visibles encore aujourd’hui, serpente dans la plaine occidentale vers la petite ville de Rrogozhinë, à la rencontre de la rivière Shkumbin dont elle remonte la source. La voie s’enfonce graduellement dans la vallée du moyen Shkumbin, gravissant les terrasses de Librazhd et continuant ainsi jusqu’au Qukës. Des pilons et des arches d’anciens ponts romains et turcs y sont éparpillés, les mêmes que le voyageur de début du siècle les a vus (2). S’appuyant sur les premières pentes de Mokër, la via Egnatia dévie sur Përrenjës pour franchir, enfin, le premier vrai obstacle de Qafa e Thanës (col du Cornouiller) de 926 mètres. En contrebas, s’ouvre une vue imparable : celle du lac ovale d’Ohrid, qui elle le contourne par le nord, vers Strugë et Ohrid, après avoir traversée la frontière entre l’Albanie et la Macédoine.
. De Ohrid, la route remonte une deuxième muraille - celle de Istrok - dans laquelle s’ouvre un col à 1180 mètres, pour retomber dans le bassin du lac de Prespë et passer par Resen. Enfin, une troisième chaîne lui offre un passage à 1158 mètres, avant qu’elle rentre dans la ville de Bitola. Dès lors, le passage devient plus facile : suivant la plaine de Pélagonia - après le passage de la frontière entre la Macédoine et la Grèce - la route s’oriente vers l’Est, laissant à coté la ville de Florina. Puis, elle contourne le lac Vegoritis et traverse Edessa - déjà dans la plaine – avant de rentrer dans Thessalonique.
La via Egnatia fut la plus importante des routes terrestres marchandes de la péninsule balkanique durant des siècles. Sa partie orientale étant entretenue par les Ottomans, la partie occidentale albanaise fut partiellement réparée par les Italiens durant le début du vingtième siècle. Puis, elle cessa de fonctionner dans son intégralité durant plus d’un demi-siècle, quand le rideau de fer tomba entre les voisins balkaniques. Cependant, elle demeura le couloir le plus important Ouest – Est au niveau local, reliant la côte Adriatique avec la région des lacs orientaux par le biais d’une route nationale et d’une voie de chemin de fer. Elle assure la communication entre l'Albanie et la Macédoine par un poste frontière sur les hauteurs du lac de Ohrid, tandis que son prolongement naturel désert le haut bassin de Korçë et, à travers la poste frontière de Kapshticë, débouche sur Florina, en Grèce. Des projets interbalkaniques en cours, visent à faire renaître l’ancienne liaison, afin de construire l’autoroute des Balkans qui doit poursuivre le tracé antique de la via Egnatia. (Pour lire le texte en entier - cliquer ici)
.Les bouleversements géopolitiques dans les Balkans, survenus au cours de XIIIè - XIVè siècle, et la montée en puissance des Républiques maritimes de Venise et de Raguse dans cette partie de la Méditerranée, poussèrent les marchands italiens à la recherche de nouvelles routes vers la Macédoine, plus courtes et surtout moins dangereuses. Or, de point de vue vénitien, la traversée du pays catholique albanais (Mirditë) donnait cette assurance relative de parcourir un territoire « allié », poursuivant une route peut être moins célèbre mais aussi ancienne qu’Egnatia : la via di Zenta. Cette voie non carrossable reliait jadis Scodra (Shkodër) et Lissus (Lezhë) à Ulpiana (l’actuel Liplian au Kosovë).
Débarquées dans les ports de Ulqin sur la côte dalmate, de Obot sur la rivière Bunë et de Shëngjin (Saint Jean) près de Lezhë, les marchandises convergeaient tout naturellement vers la ville de Shkodër, grand centre septentrional du pays et place forte vénitienne durant plusieurs siècles. De là, les caravanes descendaient dans la plaine de Zadrimë pour s’enfoncer dans la vallée du Vig, tournant ainsi par le sud les monts de Kushnen et de Tërbun, afin de rejoindre la vallée ouverte de Fani i Madh (Grand Fani). Puis, la vieille piste remonte la rivière pratiquement jusqu’à sa source, traversant ainsi tout le pays de Mirditë de bas en haut, pour ensuite escalader le seul passage praticable vers l’est : Qafa e Malit (le col de la Montagne) de seulement 964 mètres. De l’autre coté, au fond des gorges, elle rencontre la vallée du Drin. Cette vallée d’une longueur d’environ 100 kilomètres entre Shkodër et Kukës, étranglée entre le pays de Mirditë et le pays de Dukagjin, a toujours eu la réputation d’être presque inabordable, d’où le grand détour vers le sud de la voie de Zenta. A ce point de parcours, laissant de coté le couloir du Drin Noir (3), elle préfère la vallée commode du Drin Blanc pour atteindre la ville de Prizren, à l’extrême sud du plateau de Dukagjin (le Métohie des Serbes). Désormais d’une facture beaucoup plus facile, la voie de Zenta parcourt cette partie de plateau pour traverser Suharekë, puis un col de 912 mètres lui permet l’accès de Shtimlje, dernier arrêt avant de descendre au Kosovo Polje et de rejoindre enfin Ulpiana. Empruntant la défilée de Kaçanik qui mène à Skopje, la voie rejoint la grande chaussée transversale Morava – Vardar qui relit Belgrade à Thessalonique.
La voie de Zenta a permis aux Serbes en 1912, de contourner cette grande barrière naturelle de Malësija e Madhe et de Dukagjin, afin d’atteindre la mer Adriatique, enlevant Shkodër – une ville tant convoitée par cette nation. Jusqu’aux dernières années, la voie de Zenta avait perdu presque tout intérêt, malgré d’évidents avantages techniques qu’elle représente par rapport à la via Egnatia (4). La principale raison est sans doute le fait qu’elle traverse la région de Kosovë, cette pomme de discorde entre les Etats indépendants albanais et yougoslave. La communication entre les deux pays se fait par le poste frontalier de Morina, rendu tristement célèbre durant le conflit du Kosovë par le passage de ces dizaines de milliers de réfugiés kosovars qui fuiaient l’épuration ethnique pour se masser dans la ville de Kukës. Le seul tronçon praticable de la partie albanaise de Zenta est jusqu’au présent celui entre Fushë Arrëz dans les hauteurs de Mirditë et Rubik, sur le bas Fani, qui sert à acheminer le bois des forêts et le minerai de cuivre vers les industries situées dans la plaine. Le nouveau statut international de Kosovë a suscité un réel regain d’intérêt pour cette voie ancienne car elle représente l’unique débouchée maritime de l’ex-province qui traverse une espace exclusivement albanais. Les projets d’une voie rapide Prishtina – Durrës sont en cours.
. Tout comme Durrës et Shkodër, Vlorë, la grande ville portuaire du sud de pays, eut également le droit d’être le point de départ d’une ancienne route qui avait la particularité de longer la côte Ionienne, traversant entièrement l’Epire au lieu de s’enfoncer à l’intérieur de la péninsule. Cette route, faite par les Romains, était destinée aux fins militaires ; quelques siècles plus tard sous les Ottomans, elle dût sa renommée de voie marchande au développement de la ville de Jannina.
La vallée de Vjosë lui offre un passage aisé au moins jusqu’au Tepelenë, car ensuite la remontée de cette rivière - passant par Këlcyrë et Përmet - mène nulle part, autrement dit à Zagoria, au milieu de la chaîne du Pinde. Ainsi naturellement, elle change de direction, choisissant le passage tout autant aisée par la vallée de Drino qui se prolonge dans le pays de Dropull. Laissant à sa droite la ville de Gjirokastër, construite sur le flanc de Mali i Gjerë (la Montagne Large), et à sa gauche la petite ville de Libohovë, bâti sur le flanc opposé, elle se rapproche de la frontière entre la Grèce et l’Albanie, qui la franchit au poste de Kakavia. A ce point du trajet, la route quitte la vallée pour franchir un premier col de 420 mètres, sur les hauteurs de la ville de Dhelvinakion, puis un second col, avant de descendre dans le bassin du lac de Janina et de rentrer dans la ville du même nom. Le tracé antique continuait vers le sud, menant à une ville désormais disparue – Nicopolis - à une dizaine de kilomètres au nord de la ville de Préveza (5).
. La position géographique très favorable de Vlorë permet d’établir une communication facile avec l’intérieur du pays, via Kuçovë. Entre les deux villes, situées toutes deux dans la plaine occidentale, il n’y a aucun obstacle naturel et la route, d’une longueur de 61 kilomètres, passe par Fier avant d’entrer au plus ancien champ pétrolier de l’Albanie. Suivant le cours inférieur de Devoll, le trajet de 44 kilomètres mène au pays de Sulovë, au Gramsh. Ici, on rentre dans un canyon long de 53 kilomètres qui conduit au haut bassin de Korçë et plus loin encore, en Grèce. Cette route, utilisée par les Bulgares du temps de roi Simeon (915 – 916) afin de rejoindre les côtes adriatiques ainsi que par les Ottomans au XVème siècle pour enlever Berat, fut redécouverte et refaite par les Italiens en 1940, permettant le mouvement des troupes durant la campagne contre la Grèce. Depuis ce temps, elle fut presque désertée, ayant un usage très réduit et une destination essentiellement militaire. ------------------------------------------- (1) Une quatrième baie, celle de Sarandë (les Quarante Saints - Santi Quaranti), offre un abri sûr en face de l’île de Corfou. Et c’est justement l’île en face, estimé depuis l’aube des temps comme la clé de l’Adriatique qui a jeté son ombre sur la côte albanaise et la baie. D’autant plus que le port de Sarandë doit se confronter avec une autre difficulté infranchissable : la communication avec l’intérieur du pays albanais est difficile et sans grand intérêt économique.(2) Jacques ANCEL - Peuples et nations des Balkans, ibid. (3) La vallée du Drin Noir, cette étroite défilée de plus de cent kilomètres, constitue une route naturelle de communication verticale entre le bassin de Ohrid et l’Albanie du Nord. Elle fut souvent utilisée par les armées Ottomanes qui, venant de Macédoine, traversaient le pays de Gollobordë puis celui de Martanesh par le Qafa e Buallit (col de Buffle) pour descendre dans la vallée de Mat et rejoindre la plaine occidentale. (4) L’ancienne voie de Zenta parcourt environ 250 kilomètres entre Shkodër et Skopje - son lieu de rencontre avec la chaussée Morava – Vardar, dont 127 à l’intérieur de l’Albanie. A cette distance il faut ajouter encore 215 kilomètres d’autoroute entre Skopje et Thessalonique. En revanche, la via Egnatia parcourt 382 kilomètres entre Durrës et Thessalonique dans un terrain beaucoup plus difficile, dont 130 à l’intérieur de l’Albanie. (5) La route Vlorë – Janina est de 169 kilomètres, dont 113 à l’intérieur des frontières de l’Albanie. Pour continuer jusqu’à Préveza, il faut parcourir encore 95 kilomètres d’une route assez confortable, passant essentiellement dans la plaine.La suite..