L’homme en bout de table
On le croisait à Strasbourg, et il n’est pas sûr que l’on savait qui était cet homme sous son chapeau mou, pourtant assez facile d’accès. Un monsieur comme tout le monde. Je ne suis pas de ceux qui ont très bien connu Jean-Luc Nancy, mais sa pensée m’aide et pour tout dire m’accompagne dans mon travail. Celle, aussi bien, indissociable, de son complice Philippe Lacoue-Labarthe. On leur doit notamment L’Absolu littéraire.
Avec Jean-Luc Nancy, c’était une joie d’échanger autour de Derrida, Hegel et Joyce, à partir d’une note de bas de page de L’Écriture et la différence : une grande aventure dans les mots, par les mots. Jean-Luc Nancy avait de l’humour également, comme en témoignent ses jubilatoires Mascarons.
Je garde cette image de lui, lors d’un colloque, où il était installé tout en bout de table, quelque chose que je n’oserais pas nommer timidité le poussait ainsi en bout de table, à peine s’il trouvait place à cette table. Et pourtant, c’était sa pensée qui seule importait alors, qui, naturellement, prenait toute la place. Une pensée rigoureuse, celle de l’homme qui lit de près et qui, en retour, explicite au mieux, pour dire d’encore plus près. Probité philologique, fulgurance tout autant. Alors, oui, il convenait que Jean-Luc Nancy soit tout au bout de la table académique pour que, venant de loin, ses mots portent ailleurs et autrement. C’était comme un repli stratégique, à vrai dire : une mesure de précaution.
L’homme en bout de table n’était pas celui de la marge. Il jouait un rôle au sein de son époque. Ses nombreux engagements démocratiques le montrent très largement. Nous sommes bien seuls désormais, autant en démocratie qu’en pensée. Il faudra apprendre à mesurer l’étendue de cette solitude.
Mathieu Jung