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(Hommage) à Jean-Luc Nancy (26 juillet 1940 - 23 août 2021), par André Hirt

Par Florence Trocmé

LA GÉNÉROSITÉ DE JEAN-LUC NANCY

Il avait survécu à tout, il survivait toujours à tout, il vivait. Sa mort, pour nous qui l’avons côtoyé, est inconcevable. Et elle est inimaginable pour sa ville de Strasbourg. Strasbourg, sans lui, sans Philippe Lacoue-Labarthe son ami qu’il vient de rejoindre ailleurs ? Pour nous, c’est une fin. C’est épouvantable. Tout cela n’est pas pensable, mais comme il le dirait certainement lui-même, j’en suis convaincu, il faut le penser ! Et ma pensée n’est-elle pas c’est cela ? Penser et aimer, c’est au fond la même chose. C’est bien sûr remercier, mais d’abord aimer. C’est regarder, prendre en compte, s’occuper de, soigner, aider, protéger, sauver dans un sens très radical et non religieux, tirer le sens, le hisser jusqu’à la parole, et enfin l’exister. Oui, exister ce sens insensé. Et voilà que nous parlons comme lui, avec lui. Un grand philosophe se remarque à cela. Il fut, hélas, l’un des tout derniers.
Je me souviens de la prise de parole de Jean-Luc à l’occasion de la mort de Maurice Blanchot. (On peut lire le texte dans le numéro 11 de Lignes, pages 275-276). Ces paroles-là me sont restées, elles concernaient le retrait de la figure de l’auteur de L’Instant de ma mort, ce retrait et ce désœuvrement engagés dans la mort comme la mort elle-même (« Blanchot a prolongé dans la mort le retrait de sa vie »). Mais à l’instant, tout à l’inverse, en apprenant la nouvelle de la disparition de Jean-Luc Nancy, sa figure me vient et me revient, très précise, très bien formée, distincte, d’une seule pièce. Je sais bien qu’un homme est complexe et souvent contradictoire, surtout pour celles et ceux qui le fréquentent de près, mais s’il existe un trait qui serait, ainsi parleraient les romantiques dont il a si souvent bien parlé et qu’il a traduits (dans mon for intérieur, je pense à « Jean-Luc » comme on dit « Jean-Paul » pour Jean-Paul Richter), sa caractéristique serait la clarté. Ainsi était-il : franc, direct, d’une générosité incroyable, rayonnant d’intensité et de profondeur, toujours disposé à regarder les choses et à les affronter avec ces mêmes yeux noirs, très noirs qui vous pénétraient et qui voyaient en vous, plus loin même que vous. La clarté, c’est-à-dire le courage.
J’ai fait connaissance de ce trait, jeune étudiant, lorsque nous préparions en très petit comité l’agrégation. Nous ne connaissions pas grand-chose à Hegel qui était au programme, seulement quelques clichés. Et voilà qu’un professeur (et Jean-Luc l’était, et comment !) nous le faisait entendre, un professeur d’une science philosophique que je n’ai pas vraiment rencontrée ailleurs (de lui on disait : « il sait tout »). Ce trait, le voici : Jean-Luc Nancy lisait Hegel – et c’est, je crois bien sa marque de fabrique philosophique – à ras le texte, il avait cette aptitude à pénétrer comme on le fait de gants nécessairement trop petits les phrases et les mots (pour qui l’a entendu en cours, en conférence, c’est lorsqu’il cherchait la formule ou le mot adéquat) sans jamais surplomber la page, mais en l’éclairant de l’intérieur et en en extrayant le sens. Jean-Luc Nancy apprenait à lire et à philosopher, sans préjugés. Il philosophait en effet, il avait horreur des idées qui sont toujours et toutes toutes faites. Un philosophe, ainsi l’ai-je compris, n’a pas d’idées, mais il engage toutes ses forces dans la pensée en train de penser. La moindre page de Jean-Luc dégage cette atmosphère-là, immédiatement reconnaissable.
Mais le sens ! Jean-Luc Nancy avait d’abord le sens pratique, celui du travail manuel. Et puis il était romantique en ce qu’il portait son intérêt et son travail sur tout, il était « encyclopédique » comme Novalis. Il sentait de tous ses sens. Il écoutait. Le sens le travaillait comme il travaillait le sens, Jean-Luc ajoutait « en tous sens ». Enfin, toujours à propos de Maurice Blanchot, il évoquait le « cri murmuré » que nous partageons dans « la-vie-la-mort ». Ce cri est le sens, toujours insensé, qui nous frôle, nous vient et nous échappe. De la « mort selon Blanchot », un « selon » qu’à l’évidence il partageait, Jean-Luc disait : « la mort de l’homme et sa pensée de la mort greffées l’une dans l’autre, l’une pour l’autre généreuses. Ni la mort, pour finir, ni la vie, mais un infime éclat pâle du sens – un blanc ».
La mort « généreuse » ! Voilà qui est inconcevable et que la pensée doit concevoir parce qu’elle se trouve face à l’infinité du sens qu’elle vient de pénétrer et qui, toutefois, ne se résout jamais en « idée ». Mais elle donne, elle offre cette ouverture « infime » et insensée, et déjà nous accompagnons Jean-Luc, et devons le suivre si nous voulons prétendre à son salut et son amitié. Et, pour ne pas finir, je lis encore, un peu stupéfait, comme une injonction amicale, presque comme un encouragement et une aide, la fin de son hommage à Maurice Blanchot, ces quelques mots qu’il reprend de L’Entretien infini (p. 458) et qui exigent qu’on se hisse à leur hauteur et qu’on en partage le sens dans leur espace insensé : « Que d’autres écrivent à ma place, à cette place sans occupant qui est ma seule identité, voilà ce qui rend un instant la mort joyeuse, aléatoire ».
André Hirt
Le 24 août 21


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