Champ libre II (Carnets 1994-2006), de Pierre-Alain Tâche

Publié le 22 août 2021 par Francisrichard @francisrichard

Pierre-Alain Tâche est un honnête homme au sens du XVIIe. Avocat, puis juge au tribunal cantonal vaudois, il est poète, grand lecteur, homme de rencontres, fin connaisseur des arts, surtout picturaux et musicaux.

Dans ces carnets, comme dans les précédents, publiés l'an passé, il se révèle tel qu'en lui-même le temps le change et le maintient dans une belle unicité (n'y-a-t-il pas en tout homme évolutions et permanences?).

Ces carnets intéressent non pas parce qu'ils se référeraient aux faits de l'époque traversée, mais parce qu'ils sont émaillés entre autres de réflexions (in)temporelles sur la langue, les voyages, la poésie, la transcendance.

Extraits:

- La langue est marquée du sceau d'une fatalité. Quelle que soit le domaine qu'elle prétend aborder, traduire ou explorer (du plus concret au plus abstrait), elle se révèle inapte à exprimer exactement et complètement ce que nous avons senti ou compris, ce que nous avons cherché à saisir ou à restituer à travers elle.

(A., le 8.IV.96)

- Nous ne voyageons plus, nous nous hâtons, nous évacuons les kilomètres, alors qu'il faudrait puisque nous en avons acquis le loisir, nous redonner tout le temps qu'il faut pour entrer dans l'épaisseur du pays, pour s'abandonner à une discontinuité délicieuse et aux découvertes que le hasard, alors, nous réserve. La conséquence de cette nouvelle pratique de l'espace tombe sous le sens: l'arrivée est en quelque sorte comprise dans le départ!

(A., le 31.XII. 98)

- Cocteau (dans son discours de réception à l'Académie française): "Je sais que la poésie est indispensable. Mais je ne sais pas pourquoi."

Désarmant de franchise et subtilement cinglant pour qui prétendrait savoir!

(A., le 19.VII.01)

- Plus je vieillis et plus je suis d'avis que l'homme ne peut détenir en la matière [métaphysique], quelque vérité que ce soit qu'il prétendrait tirer de son propre fond. Ainsi, j'en suis à nier jusqu'à la possibilité même d'une certitude autre que celle octroyée par la foi religieuse et à refuser celle se prévalant d'une rationalité qui se fierait au seul donné expérimental. Cela exclut déjà que je me déclare athée, mais aussi que j'affirme mon agnosticisme comme une position acquise.

(A., le 15.IX.05)

Le lecteur ne peut que s'enrichir à lire de tels carnets, même s'il n'est pas forcément compétent dans tous les domaines abordés. Ils se terminent en beauté, c'est le cas de le dire, par cette citation de François Cheng:

La beauté est quelque chose de virtuellement là, depuis toujours là, un désir qui jaillit de l'intérieur des êtres, ou de l'Être, telle une fontaine inépuisable qui, plus que figure anonyme et isolée, se manifeste comme présence rayonnante et reliante, laquelle incite à l'acquiescement, à l'interaction, à la transfiguration.

(Cinq réflexions sur la beauté, Albin Michel, 2006)

Francis Richard

Champ libre II (Carnets 1994-2006), Pierre-Alain Tâche, 264 pages, Éditions de l'Aire

Livres précédents:

Vues sur Cingria (2020)

Champ libre I (Carnets 1968-1993) (2020)