Jamais les universités américaines n’avaient été autant prises à partie dans les débats publics français. Rares ont été les prises de parole, au cours de la polémique générée par les propos récents de la ministre de l’Enseignement supérieur sur les courants de recherche radicaux dans l’université française, qui ne se sont pas référées aux États-Unis en les « diabolisant ». En effet, selon bon nombre d’analyses, c’est d’outre-Atlantique que viendrait l’une des plus graves atteintes contemporaines à la liberté académique.
Cancel culture, Wokeness, Triggers warnings, Safe spaces… autant de concepts dont les médias se sont emparés pour décrire des campus américains qui seraient depuis quelques années les théâtres d’une restriction sans précédent de la liberté d’expression, au nom de la défense des minorités et d’un nouveau « droit à ne pas être offensés ». Nos universités françaises seraient, presque par contagion, elles aussi désormais menacées puisque, selon la ministre, « des universitaires se disent eux-mêmes empêchés par d’autres de mener leurs recherches, leurs études ».
Pourtant, s’il est une pierre angulaire de l’espace académique et de recherche américain, c’est bien la liberté académique. Son fondement juridique est le premier amendement de la Constitution américaine de 1791, celui qui garantit la liberté d’expression, principe fondateur de l’identité nationale, contre toute restriction, notamment venant du pouvoir politique. Rappelons qu’en France, la liberté académique, au sens de l’indépendance et de la libre expression des enseignants et des chercheurs, est garantie au niveau constitutionnel depuis 1984.
Même si la jurisprudence constante de la Cour suprême rattache la liberté académique à ce premier amendement, la Constitution américaine ne mentionne toutefois pas explicitement la liberté d’enseignement et de recherche, ni le contexte spécifique des universités. Ce sont donc les universitaires eux-mêmes qui se sont donné les moyens de définir et de garantir l’exercice de cette liberté.
L’occasion leur en est donnée au début du XXe siècle par la mobilisation massive contre le licenciement jugé abusif car fondé sur un motif idéologique d’Edward Ross, professeur d’économie à l’université Stanford. En 1915, un grand nombre d’universitaires se constituent alors en Association américaine des professeurs d’université (American Association of University Professors, AAUP) et, sous l’impulsion du philosophe John Dewey, rédigent la première déclaration sur la liberté académique.
L’enjeu, pour ces universitaires, est une double émancipation. Il s’agit de réaffirmer la liberté académique comme une composante fondamentale de la liberté intellectuelle, à côté de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et de la liberté de religion. Mais il s’agit aussi de définir la nature de la liberté académique comme « la liberté de poursuivre la profession de savant selon les standards de cette profession » (Finkin et Post, 2009), c’est-à-dire une liberté dont les contours, les évolutions et le sens appartiennent aux universitaires eux-mêmes.
En plus d’un siècle, les principes de la charte de l’AAUP, réaffirmés en 1940 (liberté de recherche et de publication, liberté d’enseignement, liberté d’expression dans les murs de l’Université et en dehors) ont fait l’objet de révisions et interprétations successives, s’imposant aujourd’hui comme le texte de référence qui permet aux universités de remplir leur mission sociale fondamentale, c’est-à-dire la poursuite de la connaissance, en tant que « bien commun ». En effet, c’est par la garantie de la liberté académique que les enseignants et les chercheurs peuvent contribuer à l’avancée de la science et donc au progrès de la société (Beaud, 2010).
Ce sont donc les universités, dans une logique d’autorégulation et de contrôle par les pairs, qui gouvernent et défendent l’exercice de la liberté académique aux États-Unis. Contrairement aux Français, les Américains n’attendent pas du législateur qu’il encadre cette liberté par des interdictions et des sanctions pénales, car c’est la gouvernance même des universités qui est organisée en fonction de la préservation de la liberté fondamentale de chercher, dire, enseigner, débattre par-delà les orientations politiques, les idées, la confession religieuse, l’appartenance ethnique, le genre, et de ne pouvoir être jugé que par ses pairs sur un plan purement scientifique (Compagnon, 2009).
Les campus américains, en dépit de la grande hétérogénéité du système, sont dans les faits des lieux de débat démocratique et de pluralité d’opinions.
Pour les quelque 16 millions d’étudiants inscrits en premier cycle, la formation, surtout dans les grandes universités de recherche, offre une palette de choix de cours et de disciplines sans commune mesure avec celle des universités françaises. La liberté de choisir, de tester et tâtonner, de changer d’avis, d’explorer différents champs du savoir et manières de voir pendant les quatre années du bachelor – la licence américaine – fait partie de la formation intellectuelle.
L’éclectisme des points de vue se reflète également dans la vie associative qui doit permettre à chaque groupe, à chaque minorité, à chaque communauté de promouvoir ses valeurs et ses intérêts à côté de ceux des autres. Car les universités considèrent que le pluralisme, le débat contradictoire, la confrontation entre écoles de pensées est ce qui les caractérise et les distingue d’autres organisations. Même des idées potentiellement dérangeantes doivent être présentées et débattues en classe et partout sur le campus à condition de garantir la même possibilité d’expression à tous.
Pourtant, depuis une dizaine d’années, le maintien de la liberté académique, notamment dans sa dimension de liberté d’expression, est devenu un combat permanent dans presque toutes les universités américaines.
La menace ne provient pas de l’ingérence des pouvoirs publics ni, comme autrefois, d’une quelconque autorité religieuse (McCarthy, 2018). Elle semble plutôt venir de l’intérieur même des campus, à savoir de la communauté étudiante.
Depuis les années 1970, afin de mieux refléter la composition de la société américaine, les universités ont progressivement instauré des « politiques de diversité ». Sur chaque campus, les groupes historiquement sous-représentés, comme certaines minorités ethniques ou de genre, ou encore les anciens combattants, ont poussé vers davantage de pluralisme en exigeant une plus grande prise en compte de leur histoire et de leur singularité dans les programmes d’enseignement et les contenus des cours. C’est ainsi que beaucoup d’universités ont introduit des études dites « globales », indiquant par là des approches enfin non centrées sur l’Europe, prenant en compte des auteurs et des œuvres d’autres traditions culturelles que celles du monde occidental considéré comme historiquement dominant.
Paradoxalement, l’attention portée à la représentation de toutes les voix et cultures a fini par se retourner contre le principe même qui l’avait soutenue. Le respect du pluralisme, qui exige que tous les points de vue puissent être exprimés, étudiés et débattus, est entré en conflit avec le respect des sensibilités individuelles. Ainsi, la liberté académique, pourtant garantie par les institutions et bien vivante sur les campus, se heurte dans la pratique à la capacité des étudiants de la nouvelle génération des « éveillés » (en référence au « Woke », état d’esprit d’éveil face à l’injustice) à entendre des opinons ou des récits contraires à leur système de valeurs ou jugés dépréciatifs envers l’identité qui les définit.
Au cours de la dernière décennie, de nombreux campus, tels que Chicago, Harvard, Pittsburgh, Brown, Georgia Tech, Michigan, Penn, ont été secoués par des affaires liées à la réaction de groupes d’étudiants, parfois encouragés par des professeurs, face à des propos jugés offensants, colonialistes ou blessants pour telle ou telle minorité. Ces réactions peuvent conduire au refus du débat sous toutes ces formes – d’où l’appellation de « cancel culture » ou culture de l’annulation – ou à l’introduction de messages préventifs (les « triggers warnings », qui visent à prévenir le public qu’il doit se préparer psychologiquement à ce que des sujets potentiellement dérangeants soient abordés).
Elle peut aller parfois jusqu’à des demandes de licenciement, voire à de véritables lynchages médiatiques des enseignants, amplifiés par les réseaux sociaux. En juillet 2020, le suicide d’un professeur de droit à l’Université de Wilmington, en Caroline du Nord, a été interprété comme la conséquence directe du harcèlement dont il était la cible du fait de ses propos conservateurs et provocateurs sur des sujets sensibles comme l’avortement, la peine de mort et l’égalité des genres. L’ONG américaine Fire (Foundation for Individual Rights in Education), qui a pour mission la protection de la liberté d’expression sur les campus universitaires, a constaté une augmentation sans précédent du nombre de signalements de violations depuis l’été 2020.
Confrontées à une telle dérive du principe du « politiquement correct », certaines universités ont cherché une solution en créant des espaces de parole spécifiques, au sein desquels on consent à limiter la liberté d’expression pour que les personnes sensibles puissent se sentir « en sécurité ». L’utilité et la pertinence de ces espaces sûrs (safe spaces) ont fait l’objet de nombreux débats dans les enceintes universitaires et les médias. Pour certains, ces lieux doivent permettre l’expression de groupes historiquement dominés, puisqu’ils seraient exempts de discrimination, de racisme, de sexisme ou de tout autre comportement haineux ; pour d’autres, ils marginalisent davantage les opinions minoritaires car ils les isolent et les écartent des arènes du débat.
Au-delà de ces situations qui peuvent paraître extrêmes, l’aseptisation du discours public sur les campus est une tendance de fond qui est également liée à l’évolution plus générale de l’enseignement supérieur américain et de son modèle économique. Les universités, qu’elles soient privées ou publiques, dépendent aujourd’hui bien plus des frais de scolarité, voire de la générosité des bienfaiteurs individuels (anciens diplômés ou parents d’élèves), que des financements publics. Les étudiants, aujourd’hui des clients, sont les prescripteurs et les mécènes de demain. Ne pas froisser leur sensibilité est ainsi un enjeu de taille pour l’administration des universités. L’image des plus anciennes et prestigieuses d’entre elles peut être durablement ternie par des affaires liées à la liberté d’expression des enseignants, avec des conséquences non négligeables sur leurs capacités de financement. Le risque est d’autant plus élevé que l’établissement est réputé.
Dans une célèbre allocution prononcée à l’université de Toronto en 2011, Noam Chomsky, professeur de linguistique au MIT et intellectuel engagé, alertait sur les effets que le « business model » des universités pourrait avoir sur la capacité de celles-ci à se maintenir en tant que lieux de réflexion et d’enquête créatifs et indépendants. Il disait à l’époque que la meilleure manière de résister aux pressions des financeurs serait de « simplement les reconnaître comme une réalité de la vie » pour les « combattre catégoriquement, à n’importe quel prix ». Un remède qui pourrait s’appliquer également aux dérives actuelles en matière de liberté d’expression…
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LES BRÈVES