Le dîner chez Catherine s’était relativement bien passé. Les invités n’étant arrivés qu’à la nuit tombée, ils n’avaient pas souffert de l’obscurité que Madame la Mairesse infligeait à tous ses visiteurs pendant la journée. Les lampes à pétrole étaient allumées et disposées judicieusement dans la pièce afin qu’aucune personne ne se trouvât trop dans l’ombre. La maîtresse de maison avait bien un peu bougonné en entendant sa servante répéter fidèlement les paroles de Marie, « trois en plus, elle exagère », mais elle connaissait assez sa mère pour savoir que c’était là son dernier mot et qu’elle ne changerait jamais d’avis. Adonc, il fallait bien compter le marchand et sa femme et ce Martin que sa sœur était allée dégotter Dieu sait où, gentil, certes, mais carrément insortable. Non qu’il se tînt mal ou qu’il usât d’un vocabulaire déplaisant ; il savait être modeste et se tenir à sa place. Mais franchement, cette tenue ! Et cette odeur de mouton que même dix lavages n’arrivaient pas à faire partir !
Martin n’appréciait pas plus la Mairesse qu’elle ne l’appréciait. Il la jugeait futile, légèrement idiote, folle à lier par moments et bourrée d’obsessions délirantes. Mais par égard pour Missia, il s’était, ce soir-là, arrangé pour ne pas trop sentir le mouton et avait revêtu son plus bel habit, lequel, c’était certain, alors encore déplaire à cette pécore de Catherine. Mais tant pis ! Quant à Missia, elle avait jugé bon de ne pas faire de frais de toilette et malgré les lamentations de Marie, s’était rendue chez sa sœur avec une robe qui avait connu des temps meilleurs.
Madame Agnès et son mari connaissaient bien Catherine et ses prétentions : aussi lui avaient-ils fait honneur en arborant l’une sa plus belle robe, l’autre son habit le plus élégant. Leurs efforts furent récompensés car Madame La Mairesse avait daigné complimenter son invitée sur sa tenue. Elle avait négligé d’embrasser Martin, qui, d’ailleurs, s’était bien gardé de lui faire remarquer son oubli. Monsieur le Maire, à qui le succès de la foire n’était pas encore monté à la tête, avait accueilli ses invités avec cordialité et bonne humeur et n’avait pas voulu entendre les remarques ironiques que Missia avait glissées à l’oreille de Martin en découvrant l’arrangement de la table.
Ce devait être un dîner intime et sans chichi. Mais au dernier moment, la Mairesse avait changé d’avis :
Jamais Missia ne s’était autant ennuyée. Pourtant, l’ennui, elle le connaissait car chaque fois qu’elle allait chez sa sœur, le temps, par un caprice incompréhensible, semblait se figer ou s’étirer avec une lenteur désespérante. Monsieur le Maire et le marchand échangeaient leurs avis et leurs espérances sur la foire ; Catherine, Madame Agnès et Marie parlaient, pour la première, domesticité indocile et probables voleurs, et pour les secondes, ménage et récurage. C’était à s’endormir, ce qui avait bien failli arriver à notre héroïne. Heureusement, Martin était là et elle profita de la relative tranquillité dans laquelle on les laissait pour lui faire part à voix basse de son plan, que le jeune homme jugea excellent. Présente toute la journée sur le champ de foire, Missia verrait passer tous les visiteurs et pourrait bavarder avec les autres marchands sans éveiller les soupçons de l’ennemi. Ce dernier, d’ailleurs, restait totalement inconnu et Asphodèle, interrogée une fois encore, n’avait rien pu dire de nouveau ou de plus précis. Un collier d’émeraudes… Vrai, Satan sortait toute son artillerie, et si Missia avait été un tant soit peu prétentieuse, elle se fût réjouie de voir à quel point le maître de l’Enfer lui faisait honneur en la prenant pour une adversaire aussi redoutable et qu’il ne fallait combattre qu’après avoir bien fourbi toutes ses armes.
Le dimanche matin, jour de l’inauguration de la foire, tous les marchands n’étaient pas encore arrivés. Mais Monsieur le maire estima que les retardataires ne méritaient pas qu’on les attendît pour prononcer le discours de bienvenue et déclarer la foire ouverte.
(A suivre)