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(Note de lecture), Arnaud Claass, L'Intuition photographique, par Antoine Bertot
Par Florence TrocméLes recueils de notes d'Arnaud Claass n'ont pas pour enjeu d'expliquer son œuvre photographique, ni d'en faire le récit après coup ou de la doubler d'une pensée théorique qui prévaudrait à sa réalisation. Ce serait là ne pas faire confiance aux images qui " vivent leur vie ". Pourtant, un même souci anime les séries photographiques et les livres : se confronter inlassablement à la " mobilité des significations " et ne pas refuser le " défi à l'idée même de signification " que les images imposent.
Dans L'Intuition photographique, Arnaud Claass voit large. La réflexion aborde autant les œuvres reconnues des grands photographes américains (Friedlander, Eggleston, Franck) que celle plus discrète d'Hannah Villiger ou celle, quasiment artisanale, de Ralph Eugene Meatyard. Un " Intermède sur la photographie africaine ", un autre " sur "l'incarnation" photographique " et l'appropriation culturelle, ou encore " à partir de Giacometti, sur l'art d'exposer ", viennent interrompre parfois l'enchaînement de notes plus brèves qui relèvent des choses vues, de la description d'un paysage, de la réflexion à propos de sujets divers comme l'errance photographique, le lien entre la profession de reporter de guerre et l'institution artistique, les conséquences de la masterisation des études d'art, la photographie militante, les tableaux de Bacon et de Degas, une série photographique de Florence Chevallier ou de Thomas Krempke... Il serait vain de continuer l'inventaire qui permet néanmoins de souligner à quel point l'enjeu n'est pas de penser les images ex nihilo, mais de saisir chaque circonstance pour cerner leurs usages et interroger " comment ça voit ".
Arnaud Claass met ainsi à l'essai les images et ne néglige aucune œuvre. Il leur fait face et tente de nommer ce qui s'y passe, qu'elles l'émeuvent ou non : " M'apprêtant à découvrir une exposition ou un livre, j'aime l'idée de me préparer à une confrontation. J'espère en sortir non seulement convaincu, mais littéralement vaincu [...]. Et si je suis "défait", ce ne doit pas être par la simple reconnaissance d'une maîtrise. J'ai besoin de sentir que le photographe ou l'artiste navigue à vue entre la maîtrise de son médium et l'impossibilité de le juguler - qu'il joue avec l'impossibilité de maîtriser les significations ". Un goût s'affirme donc : la photographie n'a pas à réaliser une intention préalable à la prise de vue, mais à suivre une intuition qui laisse place à " la possibilité d'une exception ". Contre la photographie à programme ou à projet, simple symbolisation, militantisme ou " élaboration scénique et photographique terriblement hypercalculée ", Claass cherche au contraire dans les œuvres une " déviation salutaire ", une " étrangeté radicale ". L'affaire de la photographie n'est pas de confirmer le regard et le sens des choses, plutôt de faire effleurer " la tranquille insondabilité de tout ", de " récapituler le monde. Littéralement : de le reprendre au début ". L'exigence est grande, dans un contexte social et artistique qui a tendance à valoriser l'affirmation d'un message ou d'une identité souvent illusoirement définie : l'image doit précisément nous déposséder, nous rapprocher de notre ignorance, du silence pourtant expressif des choses. Là naissent l'émotion et la beauté, par cette tension proprement photographique : " clarifier en dissimulant ", nous ramener au plus concret, où le langage et les idées défaillent.
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L'Intuition photographique est suivi de Regard perdu, texte dont les notes furent écrites à la suite du décès de la femme d'Arnaud Claass, Laura. L'auteur continue d'interroger son rapport aux images, avec une attention plus grande portée aux liens entre image, douleur et mémoire.
Dans ce deuil, tout encombre les yeux et devient image de la perte et de la peine, que ce soit " la courbe de la route comme image de la courbe du destin " ou l'amoncellement de " vieux pneus par centaines sous le ciel vaste ", " parfaite métaphore de la situation mentale bouchée ". Le regard se perd, non par divagation, mais par ressassement (" Nausée de la vision qui ne peut plus voir parce qu'elle ne perçoit que ce qui l'entrave "). Le regard se perd aussi parce qu'aucune image ne convient au souvenir de la personne disparue ni ne prémunit contre l'oubli : " À ce moment, la peur à nouveau que l'acuité de son visage dans ma mémoire commence à faiblir, comme si quelque chose en moi entamait un processus d'immunisation contre un souvenir trop précis qui pourrait provoquer une situation critique. Plus généralement, face à ce problème de tactique mémorielle, je suis pris entre l'authenticité des images-souvenirs mentales (peu fiables mais bouleversantes) et la vérité des photographies-souvenirs (précises mais restreintes) ". Retrouver la vue serait alors, douloureusement, faire face à ce qui ne cesse de venir, de s'élaborer, d'être malgré la mort. Ainsi, par exemple, de ce " coin de la rue Saint-Jacques et de la rue Soufflot " qui fut le lieu d'une image réalisée par le passé aux côtés de la défunte : " J'observe maintenant la même scène, seul, du même point de vue. Ce n'est pas seulement réel, c'est anormal. L'état des choses, c'est cela : le réel est réel mais pas normal ". Dans ces lignes, me semble-t-il, se définissent autant le travail douloureux du deuil que la singularité d'une attention photographique.
Antoine Bertot
Arnaud Claass, L'Intuition photographique, suivi de Regard perdu, Filigranes Éditions, collection " Essai ", 2021, 173 pages, 23€
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Extraits :
" On m'a souvent demandé comment je pouvais photographier en permanence dans une inappétence complète pour tout "projet" préalablement défini (travailler "sur", pousser une investigation, raconter...). La réponse est simple : je fais un "reportage" continu sur les fonctions immédiates de la perception visuelle, celles qui s'enclenchent sans crier gare devant toute chose. Pas de sujet à approfondir hormis le régime du regard occupé à se comprendre lui-même. Je suis pleinement engagé dans cet exercice de "voir le voir" qui m'apporte des lumières sur le fonctionnement de l'esprit humain et tous les photographes que j'aime, de quelque horizon qu'ils viennent (y compris les grands documentaristes) pratiquent cet art de s'abandonner au kidnapping consenti de leur attention. [...] (p. 102)
Je me suis très tôt convaincu que les œuvres d'art, et singulièrement les photographies, ne disent jamais strictement ce qu'elles ont l'intention de dire. Nous vivons actuellement dans une période où la doxa préconise exactement l'inverse : des images à mission, à plaidoirie. Je fais partie de ceux qui cherchent perpétuellement à mettre des mots sur cet intervalle d'impensé salutaire, sur cet écart qui fait leur beauté. [...] (p. 130)
Ma position à la fois intenable et sans cesse reconduite : je soutiens que la quantité phénoménale d'images produites, diffusées, partagées chaque jour sur Internet ne peut rencontrer aucune opposition critique réelle sous la forme d'un art qui la thématiserait (installation, montage, mosaïque d'écrans...). Ce pouvoir colossal et le nombre des représentations qui circulent sont si démesurés que je ne peux leur trouver d'adversaire sérieux que dans l'anti-pouvoir du très-peu, de l'exigence silencieuse, d'une aristocratie visuelle sans concession. [...] (p. 137)
On a parlé de mille manières de la relation entre photographie et mémoire. Mais ce qui se passe dans les photos-souvenirs de Laura se situe à mes yeux dans un registre maintenant si lointain, si insondable, que c'en est une sorte de défi à la souvenance. Confronté à l'épreuve la plus douloureuse de ma vie, je m'aperçois que la fonction mnémonique de ces images est introuvable. Certes, leur vision provoque en moi une émotion déchirante. Mais cette remontée n'est que la forme pour ainsi dire anecdotique de la souffrance. Sa forme la plus élaborée, plus "philosophique", je la trouve parfois dans certaines de mes images a priori complètement étrangères à mon deuil, par lesquelles cheminent les ondes de douleur, pour des raisons inexpliquées : ainsi en va-t-il de ces deux fenêtres grillagées jumelles, à hauteur d'homme, photographiées sur un mur de la rue de l'École de Médecine, qui me font éprouver avec une véritable violence le fait que quelque chose soit avec un tel entêtement, alors qu'elle n'est plus. " (p. 158)