Je viens d’employer le mot « faire ». C’est un mot particulièrement important sur le chemin. Je l’ai beaucoup entendu en anglais, « to do ». En anglais, il existe deux mots, qu’on traduit en français communément par « faire » : « to make », qui veut dire faire au sens de fabriquer et « to do » qui veut dire faire au sens de agir. Et ce mot faire ou agir vous demandera une réflexion poursuivie pendant des années et une compréhension qui changera d’année en année. Par exemple, dans le premier enseignement vivant avec lequel j’ai été en contact à l’âge de vingt-quatre ans, celui de Gurdjieff, exprimé dans le livre Fragments d’un enseignement inconnu, le mot « faire » est le terme essentiel. Gurdjieff affirme : « On ne fait rien, tout arrive. » L’homme (en tout cas l’homme actuel) est incapable de faire et « il n’y a qu’un seul pouvoir miraculeux : la capacité de faire ». À l’autre extrémité, l’enseignement hindou, tel qu’on l’entend répété dans les ashrams divers et auprès de pandits, de shastris et de swâmis, insiste sur l’illusion du « faire » et, quand, en 1959, j’ai découvert l’Inde et le vedanta, j’ai été quelque peu surpris en entendant un langage nouveau. L’expression que je retrouvais au cours de différents entretiens, aussi bien au nord de l’Inde qu’au sud, était : « free from the “I am the doer” illusion », libre de l’illusion : « je suis l’agissant, l’auteur des actions ».
Il y avait de quoi être dérouté. Depuis dix ans, dans l’enseignement Gurdjieff, je m’étais donné comme but la capacité de faire, j’étais arrivé à la conviction qu’en effet je ne faisais pas, que tout se faisait mécaniquement à travers moi, sauf à de bien rares moments, et maintenant on me proposait surtout de ne plus faire et de perdre l’illusion que c’était à moi de faire, que je pouvais faire ou que j’avais la capacité de faire. Vous voyez comme on peut être vite désorienté par le langage si on entend des entretiens ou si on lit des livres, à moins d’être pris en charge par un maître qui, peu à peu, comprend, je dirais presque apprend, notre langage, le sens que nous donnons aux mots, dans quelle mesure ceux-ci nous éclairent ou, au contraire, obscurcissent notre vision, et qui nous aide à leur donner un sens vivant puis à les faire disparaître pour les remplacer par des expériences et des certitudes.
Effectivement, il est tout à fait légitime de décrire la libération comme un renoncement absolu à faire ou comme le constat de sa totale impuissance à faire, au vrai sens des mots « faire » ou « agir ». Mais c’est réellement le plus haut accomplissement, que vous pouvez prendre comme synonyme d’éveil, et qui ne peut advenir que si vous êtes allés jusqu’au bout de votre effort pour devenir capables de faire. Ceux qui connaissent un peu cet enseignement de Swâmi Prajnânpad vont reconnaître quelques paroles si importantes que je les cite d’abord en anglais, c’est-à-dire avec les mots mêmes de mon gourou : « to do, there must be a doer », « pour agir, il faut qu’il y ait un agissant » ; ou bien : « first the doer, then the deeds », « d’abord l’agissant, ensuite les actions ». Et, sur ce point, l’enseignement de Swâmiji rejoignait celui des Fragments d’un enseignement inconnu. Le manque d’unité intérieure, la succession de personnages qui se lèvent en nous et disparaissent, remplacés par un autre, la puissance efficace de l’inconscient pour nous pousser à des réactions dont nous ne savons pas les véritables motivations, tout cela nous empêche de « faire » et une première partie du chemin, qui peut durer quelques années, sera la perte d’une série d’illusions à cet égard et la découverte expérimentale de cette incapacité à faire. Vous ne la découvrirez que peu à peu ; même si vous donnez votre adhésion au langage de Swâmiji, vous ne pouvez pas sentir tout ce qui est impliqué dans de telles affirmations. Seules la vigilance, la prise de conscience, la connaissance de soi dans le relatif, peuvent vous convaincre de ce que je reprends à mon compte aujourd’hui. Comment fonctionnent vos impulsions, vos décisions, vos volontés, vous ne le savez pas. Le corps, l’émotion, la pensée, le sexe ont leurs propres mécanismes qui se renforcent ou se contredisent les uns les autres. Pendant longtemps l’inconscient demeure le maître si un effort intense, prolongé, par moments héroïque, n’a pas été mis en œuvre, soit par une plongée directe dans l’inconscient, soit par une vision immensément lucide du fonctionnement de cet inconscient dans l’existence.
Arnaud Desjardins, extrait de « Tu es cela », À la recherche du soi, tome IV
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