Parfois, les pages trente-trois crépitent à cœur de romances renversantes. Prenons un ouvrage de référence : le guide du Routard de Travers. De Travers, car dans ma librairie
franco-réticente, la lettre T gravite à hauteur des chapardeurs et des jambes à ne pas fléchir.
En guise de requiem scriptural, la page trente-trois consacrait son quatrième paragraphe aux « nombreux trésors traversins et autres bizarreries à dormir dehors ». Apparemment, pour le
Routard, deux c’était déjà nombreux. Comme mise en bouche, une frugale description de L’épicerie de Cartier, un outrecuidant qui ne vendait tout que par quart et qui troquait les tocantes contre
de pleines cagettes d’oseilles. Rien d’extraordinaire en somme. Mais la suite me fit entrevoir Travers d’un autre œil, quasi de guingois : « Carlito la Rocambole, d’origine
accidentelle, s’est établi comme rouleur professionnel sur la côte de Travers voilà maintenant belle lurette. Il roule tout et ses contraires: les regards à l’arrondi redoutable, les R à
l’espagnol bourguignon, et les amateurs. Sa renommée fracassante, ses répliques rocailleuses, ses tailleurs à la démesure, tracassent même les roublards de rues à contre-sens ». L’après-midi
même, je pris les chemins de Travers et la décision de prendre ma retraite de narrateur.
Il y avait tout autour des tirelires du marché, comme au cœur des travées traversines, des petits pas trépignants, des brouhahas plein les brouettes, des chuts et des coups de reins. Tous se
répandaient, à la dérobée, en truculences légendaires sur le compte de l’homme à l’ardoise la plus crayeuse du quartier. La rosée versée, Carlito criblait encore de rumeurs folkloriques les bals
aux quatre cents sous. Margaux la ronde s’attirait tous les regards de Travers. Non car elle était jolie, bien qu’elle le fusse rudement, mais car elle passait pour avoir été la maîtresse de
Carlito. La ravisseuse et le ravisseur, qu’on les appelait. Les railleuses gloussaient des sorties de la poule aux grands airs. Quand bien même Margaux ragotait à gogo, elle roucoulait
tant et si bien que chacun voulait y entendre la seule vérité de Travers. Elle racontait que Carlito s’était épris d’une prison pittoresque pour laquelle il avait crâné, treize années ronflantes.
A force de rougeoyantes berceuses et de fleurettes décomptées, Carlito serait parvenu à fendre à la lézarde les cœurs des barreaux, fondant d’amour pour lui. L’histoire, Margaux donc, disait que,
depuis sa sortie, Carlito roulait sa carcasse et ses boss dans sa roulotte à rouler.
Mais voilà, la trêve des balivernes approchait à grands pas, et il fallait s’y résoudre, Carlito avait une vraie histoire aussi. Pas une histoire de page trente-trois. Quoique. Il s’acoquinait
bel et bien avec Cartier, l’épicier. En tout et pour tout, ils partageaient une page trente-trois et un trottoir de très tard. Carlito le berceur ne portait du tailleur que l’assise douloureuse
des par-terre. Il ne roulait que les mégots et les perles de joues. Les nuits d’averses soutenues, il donnait des coups de main dans l’autre, creusait au sang les mêmes rigoles dans la même paume
tout juste cicatrisée. L’œil beurré de noir, Carlito ne s’apercevait plus qu’au bout d’une rue et de ses rouleaux. S’il arrivait qu’il se perde, la franche rigole venait dans l’urgence se remplir
du vieux velours d’une rouflaquette laissée là. Il était bel et bien le Carlito de Travers, mais à l’envers. Au fond, il avait renoncé à se rabibocher avec la ruelle des rêveurs de ville, celle
avec le joli nom et les coins ronds.
L’homme de Travers pratiquait la mathématique diluvienne. L’œil compact, il alignait l’eau de main et l’eau de caniveau.
Carlito traçait des petits plans d’eau, des vous êtes ici plein les mains jusqu’à des vous êtes bien ici tombés à l’eau. Les lignes d’eau
de vie faisaient des cascades à grandes enjambées, glissant des artères vers le cours des rus, sans e, parce que c’était toujours sans e. Un soir de vingt-trois heures, le joueur de paume laissa
échapper un filet de voie sur un lit de petits gravas. You’re too tired to be in love. Il se redressa sans se
relever, ramenant à lui ses jambes et ses esprits. Carlito roula sa main pour en faire un poing, car finalement, il ne savait que rouler. Les poings d’eau et les mécaniques rouillées. Rouleur,
c’était son métier. Un jour, il le savait, il serait conteur d’eau et, aux saisons des pastels, conseiller des pétales. Ce serait un grand coup pour Margaux. Et pour la page trente-trois.
{Ecrit pour les Impromptus Littéraires: le thème de la semaine}