LETTRES ET SOUVENIRS (1)
En novembre [1871], un important événement musical avait eu lieu à Bologne. Le Théâtre communal avait représenté Lohengrin avec beaucoup d'éclat. C'était l'une des premières incursions — sinon la première ? — du théâtre de Richard Wagner en Italie.
L'oeuvre montée avec le plus grand soin, interprétée par des chanteurs renommés, un orchestre nombreux et discipliné, des chœurs excellents, avait obtenu un immense succès, surtout de curiosité. C'était du moins l'impression qui se dégageait de la lecture des journaux italiens.
Nous possédions la partition de ce chef-d'oeuvre, que nous ne nous lassions pas de nous jouer depuis que Flaxland, un peu avant la guerre, en avait publié une édition avec traduction française, et nous avions bien songé à entreprendre le voyage de Bologne malgré les quatorze heures que les trains les plus rapides mettaient alors à faire le chemin ; mais l'hiver fut cette année d'une rigueur si exceptionnelle que nous avions hésité en considérant chaque matin les fontaines et les bassins illustrés de glaçons fort pittoresques dans leur variété et charmants à regarder surtout de l'autre côté de la vitre !
Or, un soir, dans le salon de l'Académie, nous nous trouvions quelques attardés réunis au coin du feu vers dix heures — de vrais noctambules à Rome, à cette heure, par ce temps ! — lorsque la porte s'ouvrit brusquement et, tout grelottant, parut le peintre Edouard Blanchard fraîchement débarqué — c'est le cas de le dire — du train de Florence où il était parti en août pour aller exécuter sa copie réglementaire au musée des Uffizzi.
Blanchard, le dos au feu, un peu remis de ses dix heures de route en compagnie de Son Altesse l'onglée, nous fit part de l'émerveillement dans lequel l'avait plongé, la veille, une exécution de Lohengrin donnée dans l'un des grands théâtres de Florence.
— Vous, les musiciens, il faut aller entendre cela, nous dit-il impérativement en ajoutant mille détails qui achevèrent de nous décider.
Un coup d'oeil échangé avec l'un de mes camarades, l'indicateur consulté et chacun s'en fut boucler sa valise.
Le lendemain nous prenions un des premiers trains du matin et nous arrivions à Florence vers six heures pour dîner et assister à la représentation qui commençait à huit.
La neige atteignait plus d'un mètre dans les rues encombrées d'innombrables cantonniers et de tombereaux allant déverser leur chargement dans l'Arno.
C'est à grand'peine que nous pûmes nous procurer deux places, car l'événement était bien sans précédent pour les Florentins !
Le succès de Bologne avait été si retentissant qu'un imprésario de Florence avait frété tout l'équipage depuis la prima donna jusqu'au dernier machiniste; et le chariot de Thespis, passant l'Apennin chargé de tous les décors, costumes, accessoires nécessaires à la représentation, avait littéralement transplanté l'ouvrage d'une ville dans l'autre.
La représentation fut superbe. Dès avant le commencement de la géniale introduction, la salle était remplie. Le roi Victor-Emmanuel occupait sa loge avec son fils, le prince Humbert ; derrière eux on reconnaissait les plus grands personnages de la cour. Les loges étaient occupées par toute la haute société en tenue de gala, et le coup d’œil vraiment impressionnant dans une atmosphère de vie intense.
Ce fut une inoubliable soirée !
Dans l'état d'esprit où je me trouvais alors, la profondeur de l'émotion devait rester ineffaçable. La lecture m'avait rivé bien des heures à cette oeuvre admirable; la représentation me bouleversa littéralement, moins par sa mise en scène que par l'instrumentation, que, sauf deux ou trois fragments entendus à Paris chez Pasdeloup, je ne connaissais pas encore.
J'avais devant moi, vivant dans la magnificence d'une exécution remarquablement fondue, non pas seulement un opéra, mais l'opéra idéal qu'une éducation opposée m'avait jusqu'alors empêché d'entrevoir, quand elle ne le combattait pas !
On sourira sans doute, comme je souris un peu moi-même, au souvenir d'une telle émotion puisqu'il ne s'agit que de Lohengrin, qui, dans l'oeuvre de Wagner, apparaît à certains de ses admirateurs comme peu de chose (sic) à côté de la Tétralogie ! Mais qu'on veuille bien songer à ce que pouvait être pour un conscrit de 1871 la découverte de ce nouveau continent !
Et puis, le temps a passé. Depuis cette fameuse soirée j'ai entendu tout Wagner ; mais le fer rouge a marqué pour moi Lohengrin d'une empreinte telle que c'est toujours à lui que revient le meilleur, le plus sincère de mon admiration. En cela, je prends rang parmi la majorité des auditeurs en Allemagne même, où, d'après les statistiques, Lohengrin et Tannhäuser restent les ouvrages les plus joués.
Lohengrin, outre ses géniales qualités musicales, a pour lui son poème admirable : celui de l'Amour et de Psyché, tous deux germanisés si l'on veut, mais si peu ! Poème où le merveilleux même reste si profondément humain ! !
À Florence on avait pratiqué quelques coupures qui, renseignements pris, avaient été consenties, sinon suggérées, par Wagner. Je ne suis pas certain qu'elles aient été maintenues à Paris dans la version de l'Opéra, à laquelle, d'ailleurs, elles ne semblent pas s'imposer. Peut-être pourrait-on resserrer un peu la scène qui commence le second acte et celle qui le finit. Je crois me rappeler que c'est sur ces deux points qu'avaient opéré les ciseaux à Florence; mais je ne saurais exactement préciser.
En tous cas, l'oeuvre est si robuste qu'en dépit de quelques verrues — s'il en est ? — sa portée est certaine pour peu qu'elle soit défendue par un bel orchestre, de vaillants artistes et, surtout, des chœurs un peu soucieux de chanter !
L'impression chez les Italiens était bien celle de la surprise. Pendant un entr'acte, sous le vestibule du théâtre, deux jeunes gens la résumaient en quelque sorte dans un entretien ; l'un avait pu trouver une place, l'autre, n'y ayant pas réussi, venait aux renseignements :
— Eh bien?— Curieux, mon cher, très curieux! Un opéra sans airs, sans vocalises, sans couplets, sans ouverture! (senza sinfonia.)— Mais enfin?...— Curieux, te dis-je, très, très curieux!
Comme on doit le penser, les frais avaient été considérables pour ces trois uniques représentations; aussi l'imprésario avait-il dû majorer le prix des places et le porter au double du tarif le plus élevé. L'ingresso — le droit d'entrée — était monté à quinze francs et le moindre fauteuil à dix; soit vingt-cinq francs pour entendre assis la représentation.
Ce chiffre était exorbitant pour l'époque; il reste encore d'exception à Paris même, à l'Opéra. Malgré cela on eût pu remplir deux fois la salle !
Le fécond enseignement qui se dégageait de cette seconde représentation à laquelle nous venions d'assister nous décida à rester pour la troisième, qui avait lieu le surlendemain. Je profitai des loisirs forcés de ces deux journées — poussé aussi par la température insupportable du dehors — pour aller passer les heures dans les musées ; du moins on n'y gelait pas ! Et puis, c'était une occasion de conter aux chefs-d'oeuvre consultés deux mois auparavant que quelques notes avaient été alignées depuis notre dernière entrevue !
La seconde audition de Lohengrin acheva de river la partition dans nos mémoires, et le lendemain nous reprenions le chemin de Rome avec escale à Livourne où, pour le soir même, le théâtre affichait Robert le Diable avec seize musiciens à l'orchestre!
Pour une antithèse, c'était une antithèse ! Au lendemain de Lohengrin par un orchestre formidable, Robert avec seize professori...., il ne fallait pas manquer cela!... Mon Dieu, que ce fut drôle !... Bertram, sans doute pour souligner la noirceur de son âme, s'était fait une tête de ramoneur ! La valse infernale et ses feux de Bengale, le cimetière avec les nonnes.,.., tout cela était inénarrable! Et l'on gelait dans la salle au point de se demander comment les malheureux chanteurs s'y prenaient pour ne pas éternuer leur rôle et quels prodiges devait accomplir les seize musiciens de l'orchestre pour doigter une simple gamme !
Dans un entr'acte, le grog réparateur s'imposait; l'établissement où il nous fut servi avait épingle sur l'une de ses colonnes cette dépêche qui venait d'arriver :
Paris, 5 heures du soir, 21 degrés sous zéro. On passe la Seine à pied sec.
À Livourne, le thermomètre n'avait pas osé descendre à ces profondeurs effroyables ; mais il s'était certainement arrêté à moitié chemin et cela nous paraissait plus que suffisant !
Le lendemain, nous rentrions à Rome emmitouflés comme des Esquimaux, et Grenier, en nous apercevant, eut les meilleures raisons pour placer fort judicieusement son fameux : « Je vois ce que c'est! »
Ce voyage vers le milieu de décembre fut la dernière impression à noter dans cette année 1871, commencée pour nous par le canon grondant autour de Paris, continuée par un de ces voyages qu'on ne refait pas, l'initiation à une vie nouvelle dont chaque jour apportait son enseignement, achevée enfin dans la splendeur d'un art nouveau trouvant en nous le magnifique récepteur de la jeunesse, de l'enthousiasme et de la foi.
HENRI MARÉCHAL.
(1) Extrait de Lettres et Souvenirs, 1871-1874, Paris, Librairie Hachette, 1920
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