L'été est une période propice pour écrire sur des sujets qui sortent un peu du champ économique. D'où mon billet sur un curieux sujet d'économie au bac portant sur le lien entre flexibilisation et chômage et un autre sur le niveau inquiétant en France des élèves en science. Aujourd'hui, je vous propose une incursion dans l'un de mes autres domaines de prédilection, la science politique. J'avais déjà commis une analyse plus détaillée de la démocratie et du vote, il y a un an après les élections municipales, et je souhaite poursuivre cette exploration des régimes politiques en vous présentant une théorie de la succession des régimes politiques : l'anacyclose.
4 formes de gouvernement défectueuses chez Platon
Dans le livre VIII de La République, Platon décrit 4 formes de gouvernements "défectueuses" : "Le premier, et le plus loué, est celui de Crète et de Lacédémone ; le second, que l'on ne loue aussi qu'en second lieu, est appelé oligarchie : c'est un gouvernement plein de vices sans nombre ; opposée à ce dernier vient ensuite la démocratie ; enfin, la noble tyrannie, qui l'emporte sur tous les autres, et qui est la quatrième et dernière maladie de l'État. Connais-tu quelque autre gouvernement qui se puisse ranger dans une classe bien distincte? Les souverainetés héréditaires, les principautés vénales et certains autres gouvernements semblables ne sont, en quelque sorte, que des formes intermédiaires, et l'on n'en trouverait pas moins chez les barbares que chez les Grecs.".
Ainsi, pour Platon, les quatre formes typiques et défectueuses de gouvernements sont la timocratie (fondée sur la recherche des honneurs), l'oligarchie (fondée sur un petit nombre de personnes), la démocratie (fondée sur l'égalité) et la tyrannie (fondée sur les passions du tyran). Pour Platon, le seul gouvernement "bon et juste" est l'aristocratie, fondée sur le pouvoir des meilleurs, qui correspond à son idéal du "philosophe-roi" réunissant pouvoir et sagesse entre ses mains.
Polybe et les six formes de gouvernement
Polybe, dans son Histoire générale, référence six régimes politiques : "Pour se convaincre de la vérité de ce que j’avance, il ne faut que remarquer que toute monarchie n’est pas royauté, mais celle-là seulement à laquelle les sujets se soumettent de bon gré, et où tout se fait plutôt par raison que par crainte et violence. Toute oligarchie ne mérite pas non plus le nom d’aristocratie. Il n’y a que celle où l’on choisit les plus justes et les plus prudents pour être à la tête des affaires. En vain aussi donnerait-on le nom de démocratie à un état où la populace serait maîtresse de faire tout ce qui lui plairait. Un état où l’on est depuis long-temps dans l’usage de révérer les dieux, d’être soumis à ceux dont on tient le jour, de respecter les vieillards et d’obéir aux lois, et dans lequel l’opinion de la majorité est toujours victorieuse : voilà ce qu’on peut à juste titre appeler le gouvernement du peuple.
On doit donc distinguer six sortes de gouvernements, les trois dont tout le monde parle et dont nous venons de parler, et trois qui ont du rapport avec les premiers ; savoir : le gouvernement d’un seul, celui de peu de citoyens, et celui de la multitude. Le gouvernement d’un seul ou la monarchie s’établit sans art et par le pur mouvement de la nature : de la monarchie naît la royauté, lorsqu’on y ajoute l’art et qu’on en corrige les défauts ; et quand elle vient à enfanter la tyrannie, dont elle approche beaucoup, sur les ruines de l’une et de l’autre s’élève l’aristocratie, qui se change comme naturellement en oligarchie ; et de la démocratie, lorsque le peuple devient insolent et qu’il méprise les lois, naît le gouvernement de la multitude.".
L'anacyclose
Polybe distingue la monarchie, la tyrannie, l'aristocratie, l'oligarchie, la démocratie et l'ochlocratie (pouvoir de la foule). Mais surtout, il décrit un cycle en 6 phases, qui fait basculer d'un régime à l'autre et que l'on qualifie d'anacyclose :
[ Source : Wikipédia ]
Selon Polybe, "chaque forme particulière de gouvernement a naturellement en elle certain défaut qui devient la cause de sa ruine", de sorte que "la monarchie se perd par la royauté, l’aristocratie par l’oligarchie, la démocratie par la violence". Et bien qu'elle ait été élaborée il y a deux millénaires, cette analyse demeure très pertinente pour comprendre le monde d'aujourd'hui, ne serait-ce qu'en raison de ce qu'elle nous dit sur la démocratie : "lorsque le peuple devient insolent et qu’il méprise les lois, naît le gouvernement de la multitude".
Cette forme de régime, appelé ochlocratie, est de loin la pire puisqu'elle se fonde sur les passions de la foule, au sens latin de turba. N'oublions jamais, comme l'écrivait déjà Gustave Le Bon en 1895 sans La psychologie des foules, que la foule fonctionne d'une manière peu conforme aux intérêts des individus qui la composent, avec des représentations simplistes, voire fausses, de la réalité. Simone Weil avait parfaitement compris que si une passion collective s'empare du peuple au moment du vote, alors l'élection peut conduire au pire en ce qu'aveuglés par cette passion les électeurs sont capables de donner leur voix à n'importe quel hamster, poisson rouge, chameau candidat se prévalant des idées du moment.
Et selon Polybe, au stade de l'ochlocratie, "quand le peuple est une fois accoutumé à vivre sans qu’il lui en coûte aucun travail, et à satisfaire ses besoins avec le bien d’autrui, s’il trouve un chef entreprenant, audacieux, et que la misère exclut des charges, alors il se porte aux derniers excès : il s’ameute, ce ne sont plus que meurtres, qu’exils, que partage des terres, jusqu’à ce qu’enfin un nouveau maître, un monarque, usurpe le pouvoir et dompte ces fureurs". Bref, il ne reste plus qu'à attendre l'Homme providentiel qui ramènera à la monarchie. Inquiétant...
P.S.1 L'image de ce billet provient de l'entrée anacyclose de Wikipédia.
P.S.2 : le lecteur intéressé par ces questions politiques pourra trouver dans cet article mon analyse détaillée de la démocratie et du vote.