Le parlement qui parlemente

Publié le 09 août 2021 par Eric Acouphene

 


Dans son très remarquable livre sur le bouddhisme, Mme Alexandra David-Neel rapporte une parabole tibétaine qui compare l’homme à un parlement. C’est une comparaison très juste. Un être humain n’est pas unifié, n’a pas une volonté unique qui l’engage entièrement. Il change de moment en moment comme dans une assemblée où des députés divers, avec une majorité et une opposition, prennent la parole et se querellent. Un député, un moment, a la cote ou la vogue. Ses discours enflamment tout le monde. Ensuite, il perd son crédit, il retourne à l’obscurité. Les députés du centre sont prêts à s’allier avec l’opposition ou à s’allier avec la majorité. Combien d’actions ne vous engagent que partiellement. Au moment où vous accomplissez l’action, la majorité de ces nombreux éléments qui vous composent est d’accord pour accomplir cette action, mais l’opposition n’est pas d’accord et ensuite l’opposition en vous fera tout pour que vous ne teniez pas une décision que vous aurez prise, ou que vous sabotiez vous-mêmes une action que vous aurez commencé à entreprendre.

Vous avez tous entendu parler de ce que l’on appelle les actes manqués en psychanalyse qui sont des actes manqués du point de vue du conscient, et qui sont des actes, au contraire, tout à fait réussis du point de vue de l’inconscient. Quand il s’agit d’un parlement, on connaît les forces en présence, on voit bien ce qui est la majorité, ce qui est l’opposition, comment certains députés de l’opposition seront parfois d’accord avec la majorité, et la situation n’est encore que relativement grave. Par exemple, vous pouvez intellectuellement prendre une décision : je vais faire de la gymnastique tous les jours pour me maintenir en bonne santé, mais votre corps lui-même et sa paresse représentent l’opposition et vous ne ferez jamais cette gymnastique que vous avez décidé de faire. Vous pouvez décider de ne plus fumer mais votre corps devient l’expression d’une émotion qui est comblée par le fait de fumer et vous ne tiendrez pas non plus cette décision. Tout cela se passe au grand jour et vous reconnaissez bien que vous êtes un parlement.

Certes, l’habileté avec laquelle le député qui, en vous, prend la parole réussit à vous faire oublier tous les autres, l’habileté avec laquelle une partie de vous peut vous faire croire qu’elle parle au nom de la totalité de vous-même, est immense.


Certains hommes, certaines femmes ont deux, trois, quatre personnages qui cohabitent en eux et ne communiquent pas. Certains hommes qui ont une double vie sentimentale et sexuelle sont absolument un autre suivant qu’ils se trouvent en face de leur épouse légitime ou de leur maîtresse. En toute sincérité, en toute sincérité apparente, ils vont dire certaines choses à leur maîtresse et certaines choses à leur épouse qui ne concordent et ne coïncident à aucun égard. On pourrait donner bien des exemples pris dans l’expérience courante de la vie humaine.

Ce qui est plus grave, c’est que non seulement vous êtes un parlement, mais c’est qu’une bonne part des forces qui agissent en vous agissent dans la clandestinité, exactement comme, dans un État, un parti politique qui n’est pas représenté au parlement parce qu’il est interdit et qui agit en cachette, se réunit en cachette, imprime les tracts en cachette, sabote les chemins de fer en cachette, fait exploser les bombes en cachette. Il y a une partie de l’être humain qu’on ne peut même plus représenter comme la cacophonie d’un parlement dont les députés ne sont pas d’accord mais comme un parti politique interdit et clandestin – ce qui est absolument censuré, réprimé, refusé, refoulé et qui, pour vous, est véritablement inconscient, non conscient, pas momentanément oublié mais réellement inconscient et inconnu.

Et ce parti politique clandestin peut être extrêmement efficace pour vous contraindre à agir, en se déguisant, en prenant des masques différents, en vous trompant, en vous mentant, en vous aveuglant, en sabotant les actions qu’une partie apparemment plus consciente de vous a décidées.


Arnaud Desjardins, extrait de Adhyatma yoga, À la recherche du soi, tome I

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