Sérieuse engueulade ! ( Georges Brassens )

Par Jmlire

" Paris, 30 mai 1950

Mon cher vieux,

Si tu nourrissais l'espoir de te faire sérieusement engueuler à la suite de ta dernière lettre bassement injurieuse, tu seras déçu ! Je ne te ferai pas ce plaisir masochiste. Je ne tenterai pas non plus de miner ton argumentation. Encore moins m'évertuerai-je à te démontrer que tu n'es qu'un logicien en colère contre sa maîtresse : la logique. Je te rafraîchirai seulement la mémoire. As-tu oublié mon goût baudelairien pour la mystification ? Il semblerait. Comment, me connaissant depuis assez longtemps, peux-tu prendre au sérieux mes propos contre la philosophie, l'art et le reste ? Ne vois-tu pas que je m'amuse terriblement ? Ne grogne pas. C'est toi qui un jour m'a cité Wilde : "Mon devoir, c'est de terriblement m'amuser ! " Tu penses bien que ce n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd, encore que je n'ai pas attendu Wilde pour pratiquer cette séduisante et "terrible" philosophie. Je t'induis en erreur et tu ne t'en aperçois pas ! Et c'est bien compréhensible ! Il n'y a qu'un type intelligent pour ne pas voir qu'il se trompe de plan de dialogue et d'examen. Un imbécile ne s'y tromperait pas, lui, ah non ! Voyons, peux-tu réellement supposer un seul instant que j'aie passé tout ce que j'ai vécu, dans le culte de la poésie et du Beau, pour y renoncer sans raison ? Bref, me prendrais-tu grotesquement pour un de ces types qu'on remet dans le droit chemin ? Ma parole, mais tu me cherches des poux dans la tête ! Tu doutes de mes facultés !

Encore quelques faux pas et tu commenceras à regretter d'avoir commis l'aberration de me sacrer poète !... Mais tu as peur ! Ne deviendrais-tu pas un peu malveillant ? Qu'ai-je fait pour mériter cette injustice ? Pourquoi t'étonner de certains de mes raisonnements ? Je te rappelle ici que sous la coque rugueuse il y a l'amande, qu'il n'y a pas d'amande pure et sans coque. Veux-tu t'enfoncer cela dans le crâne, ami ?

Sais-tu, malheureux, que je vis aux dépens de Jeanne ? Que Jeanne se brûle les yeux à coudre sans lunettes, parce qu'un POÈTE qu'elle aime fait passer l'art avant tout ? Sais-tu que si j'envoyais l'art au diable, je pourrais adoucir la vie de cette brave et unique femme ? Sais-tu que faire de l'art serait gagner de l'argent pour lui acheter des souliers, que rien de tout ce qu'ont pu faire les grands créateurs de formes n'égalerait cela ? Que tout le reste " est littérature"... ? Que je ne puis plus chanter " pendant que Rome brûle" ? Eh oui, cela me paralyse. Noircir du papier m'est relativement aisé et suprêmement agréable. Mais, à cause de cette manie, Jeanne souffre - et sans se plaindre -. Alors, de temps en temps, je me venge de la manie, je la rejette, je la couvre de sarcasmes, et elle se venge à son tour, et elle t'envoie comme ambassadeur et tu t'en tires forcément mal parce que, comme Celui de Nazareth, ton âme " est troublée". Tu le sais tout cela, mais tu n'y songes pas sans cesse et, par là, tu t'éloignes de la vérité et de l'art. Tes reproches sont mal fondés car tu les construis sur des conséquences et des apparences. Certes, il te faut, à toi aussi, une attention constante pour ne pas perdre les pédales, je ne l'ignore pas. Comprend mon état de conscience. Viens dès que possible. Nous t'attendons. Nous lirons Platon. Je t'embrasse.

G."

Extrait de : "Brassens, lettres à Toussenot, 1946-1950, recueil composé par Janine Marc-Pezet. Les Éditions Textuel, 2001.