« Découragée par ma poésie. Des avortements, rien d’autre. Maintenant je sais que chaque poème doit venir d’un scandale absolu dans le sang. On ne peut pas écrire avec l’imagination seule, ni avec l’intellect seul ; il faut que le sexe et l’enfance et le cœur et les grandes peurs et les idées et la soif et la peur à nouveau travaillent à l’unisson quand je me penche sur la page, quand je me dépeins sur le papier et essaye de nommer et de me nommer. À part ça, je n’oublie pas ce qui a trait au langage, à l’expression, etc., domaines dans lesquels je me sens une parfaite intruse. »
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Samedi 1er février 1958
« La poésie n’est pas un artisanat et n’a rien à voir avec ça. Mais pour transcender le langage, je dois d’abord le faire mien. En réalité, c’est un peu stupide de parler de poésie : soit on en écrit, soit on en lit. Le reste n’a pas d’importance. Même si je voudrais bien posséder quelques petites vérités littéraires, je me sentirais plus sûre de moi si j’en possédais. Pour commencer, voici une énigme : pourquoi est-ce que j’aime lire la poésie lumineuse, claire, mais exècre presque l’obscure, l’hermétique, quand je participe moi – dans ma besogne poétique – des deux ? Et si c’était parce que je ne fais pas l’effort de comprendre les textes obscurs ? Cela donnerait l’explication exacte à cette manie de me lier à des gens dont les processus intérieurs sont plus simples que les miens. Ou du moins, à ce qu’il me semble. Mais, Alejandra, dans le fond des fonds, qu’est-ce qui est clair et qu’est-ce qui est obscur ? »
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Mercredi 30 avril 1958
« Aujourd’hui, j’ai lu toute la journée. Quelques poèmes de Cernuda ont flatté ma tristesse. C’est étrange, la poésie. Cela me surprend chaque jour un peu plus. Et ce n’est pas que je voudrais l’interpréter ou la délimiter, non, je me sens bien dans mon étonnement face à elle. Ma difficulté réside dans le fait de reconnaître comme « poèmes » une quantité d’œuvres auxquelles on donne ce nom. Même Cernuda, qui commence plutôt à me plaire, suscite en moi des doutes. Dans Les nuages, le livre que je suis en train de lire, il semblerait que le poétique ne soit pas un saut du dedans vers le dehors, mais l’inverse. Par exemple, le poète regarde la lune, il la voit comme éternelle dans sa « beauté virginale », et il la décrit dans le poème comme l’observatrice immortelle sous le regard de laquelle les hommes naissent et meurent. (Quelques images font appel à l’histoire.) Maintenant très bien : tout cela, c’est du travail extérieur. Je sais que j’ai tort, mais je préfère que chacun écrive sur sa propre lune, sur sa nuit. Ou qu’il rentre à l’intérieur de la lune. (Trakl, Rilke.) En fin de compte : qu’on ne décrive pas la réalité visible sans l’avoir transformée avant, ou remplacée, ou se passer d’elle. »
Alejandra Pizarnik, Journal, Premiers cahiers 1954-1960, trad. et postface de Clément Bondu, 368 p., Ypsilon éditeur, 2021.
Rappelons que Flora Alejandra Pizarnik est une poétesse argentine née en 1936 à Avellanada (banlieue de Buenos Aires) dans une famille fraîchement immigrée d’Europe centrale, et qu’elle s’est suicidée à Buenos Aires en 1972. Son œuvre poétique est notamment publiée par les éditions Ypsilon, auxquelles on ne peut que savoir gré d’avoir fait traduire et paraître in extenso ces premiers cahiers de son journal qu’elle tiendra toute sa vie.
Choix de Ludovic Degroote