« J'ai 28 ans, je fais 1,63 m, 51 kg. Je suis beau sous trois angles exactement, et sinistre de partout ailleurs. Je t'écris de l'intérieur d'un corps qui autrefois t'appartenait. Autrement dit, je t'écris en tant que fils. »
C'est ainsi que se présente le narrateur à la page 21, s'adressant à sa mère illettrée - et décédée en 2019 - qui ne lira donc jamais les mots de son fils. La relation entre les deux syncrétise la violence, le déracinement, le traumatisme relié à la guerre, la mémoire transgénérationnelle, l'acceptation, l'intégration et le récit qui découle de tout cela contient à la fois fureur et poésie, à travers des épisodes de vie, des instants qu'il se remémore. L'auteur parvient à nous faire ressentir le traumatisme de la guerre et de l'extrême pauvreté vécue par sa mère Rose et sa grand-mère Lan.
« Ma famille, ai-je pensé, c'était ce paysage arctique et silencieux, enfin tranquille après une nuit à essuyer les tirs d'artillerie. » p.33
Quelques années après sa naissance en 1988, Rose et Lan parviennent à quitter le Vietnam pour les États-Unis et s'installent à Hartford, dans le Connecticut. Commence alors un autre parcours, celui de l'exil, de la tentative d'intégration, du racisme et de la découverte de soi. Sa grand-mère, traumatisée par la guerre, schizophrène, représente une présence forte pour le petit garçon qui subit les coups de sa mère, et dans ses moments de lucidité, Lan parvient à le réconforter. L'histoire de cette femme singulière appartient à la guerre: elle a rencontré un G.I. américain à Saïgon, qui pourrait être le grand-père du narrateur. Partir aux États-Unis, c'est aussi une raison pour rejoindre cet homme, qui malheureusement n'a pas attendu son amante vietnamienne et a refait sa vie. Rose, quant à elle, trouve un emploi dans la manucure, pendant que celui qu'elles appellent "Little Dog" devra accepter sa différence seul. Il est écartillé entre la culture américaine et vietnamienne, devient à la fois le traducteur de sa mère et de sa grand-mère, tout en étant toujours vu comme un étranger et confronté au racisme. Nous sommes très loin du rêve américain.
« Dehors, le vrombissement du colibri ressemble presque au bruit d'une respiration humaine. Il donne des petits coups de becs dans le bassin d'eau sucrée à la base de la mangeoire. Quelle vie atroce, suis-je en train de me dire : bouger si vite juste pour rester au même endroit. » p.84-85
Parallèlement à la découverte de ce monde extérieur, si différent de sa vie familiale, la narrateur devra accepter son homosexualité. Son premier amour, Trevor, rencontré à l'âge de 14 ans en travaillant dans les plantations de tabac, le marquera à jamais. Les deux garçons vivent une passion qui les amène à la découverte de leurs désirs. Trevor, malgré sa courte vie, sera la porte d'entrée de Little Dog vers qui il est et qui il deviendra. Trevor, qui vit dans une caravane avec son père alcoolique, se détruira à petits feux en consommant héroïne et fentanyl. Ce ne sera pas le seul ami du narrateur qui partira beaucoup trop tôt à cause de la drogue. Ocean Vuong, au début de la troisième partie de son livre, raconte l'escalade qui a mené Trevor à l'overdose mortelle, il parle de ces drogues qui passent pour des médicaments, l'Oxycontin en particulier, qui a tué plusieurs jeunes hommes vivant à Hartford.
« Dans notre monde aux innombrables facettes, la contemplation est un acte singulier : regarder quelque chose, c'est en remplir sa vie tout entière, ne serait-ce que brièvement. » p.206
Le style, tantôt lyrique, tantôt cru et direct, entraîne le lecteur dans les sinuosités identitaires du narrateur.
« Je repense à la beauté, à ces choses qu'on chasse parce qu'on a décidé qu'elles étaient belles. Si la vie d'un individu, comparée à l'histoire de notre planète, est infiniment courte, un battement de cils, comme on dit, alors être magnifique, même du jour de votre naissance au jour de votre mort, c'est ne connaître qu'un bref instant de splendeur. » p.276-277
J'ai observé une parenté entre ce livre et l'essai de Nicholas Dawson Désormais, ma demeure (Triptyque). Les deux auteurs exploitent les thèmes du trauma (à travers la dépression pour Nicholas Dawson et le trouble de stress post-traumatique pour Ocean Vuong), de l'homosexualité et du racisme. Ils déploient leurs récits selon ces trois axes et surtout, dominant cette exploration parfois douloureuse, ils considèrent tous deux la littérature comme souveraine et confirment la puissance de la créativité et de l'art. Les remerciements d'Ocean Vuong à la fin de son livre démontrent son appartenance et son dévouement à la littérature. L'auteur, également poète reconnu et récompensé à plusieurs reprises pour son recueil Ciel de nuit blessé par balles (Publié chez Mémoire d'encrier en 2018) n'a pas fini de faire parler de lui. À noter, le titre en anglais, tout aussi magnifique que sa traduction : On Earth We're Briefly Gorgeous...
« À Ben Lerner, sans qui une si grande part de mes idées et de mon existence en tant qu'écrivain ne se seraient jamais réalisées. Merci de m'avoir toujours rappelé que les règles ne sont que les tendances, pas des vérités, et que les frontières entre genres littéraires n'ont d'autre réalité que celle de l'étroitesse de nos imaginaires. » p.286
Compléments :
Le site internet d'Ocean Vuong
Une petite entrevue de l'auteur par le site Babelio
Un bref instant de splendeur, Ocean Vuong, traduit par Marguerite Capelle, Éditions Gallimard, 288 pages.
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Brèves notes de lecture : j'ai achevé le premier roman d'Emily St. John Mandel, Dernière nuit à Montréal et, pour rester positive, je dirais que c'est formidable de constater à quel point elle s'est déployée comme écrivaine, avec Station Eleven et L'hôtel de verre ensuite. En effet, son premier roman, en plus d'un style lancinant et un peu lourd, mais dans lequel on entrevoit tout de même la formidable plume à venir, contient des maladresses répétitives concernant Montréal. L'autrice a souvent dit qu'elle n'avait pas aimé ses années passées à Montréal, et on le sent bien dans ce roman, qui dépeint une ville effrayante, glaciale, et surtout une ville dans laquelle les anglophones ne parlant pas français sont systématiquement rejetés. Je l'ai trouvée dure et à côté de la plaque. Certains diront que c'est son personnage d'Américain, en visite à Montréal à la recherche de son amoureuse qui a disparu, qui n'apprécie pas beaucoup la ville québécoise, mais d'autres personnages, tout au long du livre, en rajoutent des tonnes et c'est franchement exagéré ou biaisé. Voilà, je n'en reparlerai pas. Cela a achevé mon cycle Emily St. John Mandel, car je préfère rester sur mes fortes impressions des deux autres romans dont j'ai parlé sur ce blogue...
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Humeur musicale : Polo & Pan, Les jolies choses, Album Cyclorama, (Hamburger, 2021)