XVIII - L’Effet papillon

Publié le 29 juillet 2008 par Marwan

Chaque decision a des consequences. Le plus simple des choix peut causer le plus grand des changements. Un « effet-papillon » qui se propage dans l’espace et dans le temps. Si chacun de nous est responsable des choix qu’il (ou elle) fait, alors il semble utile de bien comprendre les consequences de nos decisions avant de les prendre. C’est precisement la fin de la pensee-plouc au profit de la pensee-complexe.

Complexe, la vie l’est infiniment si on commence a s’y pencher. Elle se subdivise et se decouvre comme une fractale, comme un origami subtile qu’on deplie sans fin. Plus on reflechis a la facon dont l’esprit et le cœur fonctionnent, plus on trouve de nouvelles questions, qui appellent des reponses plus complexes encore. De la meme facon, l’enchevetrement des vies les unes avec les autres, ainsi que la facon dont ces vies interagissent dans un environnement donne laissent entrevoir l’ultime complication d’un systeme dont seul Dieu (swt) connaît les vraies regles.

Le premier pas du changement est le questionnement de nos choix de vie. Que represente le travail que j’ai choisi, dans ma vie, mais aussi dans la vie des autres ? Est il uniquement une source de subsistance ou est il un accomplissement en soi ? Quelles sont les consequences de premier niveau de ce travail que je fournis ? (et de second niveau ? et de troisieme niveau ?). Et mon lieu de vie, comment l’ai-je choisi ? Y suis-je utile, ou y suis-je un parasite ? Quelle est mon interaction avec les autres ? Quelle est mon interaction avec l’environnement naturel ?

Les reponses a ces questions pourrait tres bien etre celles du trader-cynique-moyen:

« J’ai choisi d’etre trader parce que c’est le job qui maximise mes profits et la reconnaissance sociale que la societe me donne, tout en minimisant les efforts que je dois fournir pour atteindre mes objectifs de vie : conduire la plus belle voiture possible, avoir l’appartement le plus beau possible, etre accompagne de la plus belle femme possible dans un monde ou (presque) tous, a defaut de m’aimer, feront comme si c’etait le cas.

Les consequences de mon activite ? Je suis parfaitement capable de les eluder. Mais je les comprend tout aussi parfaitement : mon activite sur les marches d’actions participe a l’entropie, c’est-à-dire a l’agitation structurelle des marches, ce qui renforce la distanciation entre l’economie reelle (que determine l’activite verifiee des entreprises) et l’economie speculative (qui reduit l’entreprise a une opportunite de profit/perte sous contrainte de risque dans le grand supermarche qu’est la bourse). Sur les marches de matieres premieres, je fais partie des premiers responsables de l’augmentation des prix des denrees alimentaires, mais pour dire la verite sur ce point, les choses sont assez simples : plus les gens subissent la penurie alimentaire, plus ils sont prets a payer pour nourrir leurs enfants, plus les prix augmentent, plus la valeur de mon portefeuille d’investissement augmente, plus mon bonus augmente, plus la cylindree de ma prochaine voiture augmente (ainsi que l’amitie de mon banquier)… Debut 2008, la banque belge Furtis a ete victime d’un lynchage mediatique (surtout en France) pour avoir propose de commercialiser un produit financier qui investit sur les matieres premieres (alimentaires). Les memes journalistes ignoraient probablement que la Societe Particuliere, l’un des fleurons du secteur bancaire francais, est l’un des precurseur dans ce genre de produits, et qu’elle avait egalement fait preuve d’un grand sens de l’innovation en lancant il y a quelques annees un « tracker sur l’eau », c’est-à-dire un produit qui rapporte de l’agent quand l’acces a l’eau devient difficile et que la ressource se rarefie. Tiens donc, le president du groupe alimentaire le plus grand du monde est justement en train de faire du lobbying aupres des organisations supranationales (type OMC, ONU, OMS, …) pour que l’eau devienne une commodite comme une autre, qui s’achete et se vend sur les marches selon l’offre, la demande (et une petite dose de terrorrisme economique pour aider a « créer le marche »). Une « heureuse » convergence d’interets, en somme, entre un geant de l’alimentaire et une ingenierie bancaire sans cesse a la recherche de nouvelles sources de speculations (les fameuses « opportunites d’investissement »). Je suis le premier a en profiter, mais bon… la ou je vais en vacances, l’eau ne manque generalement pas. Sur le marche des taux, j’achete et je vend des bonds au tresor, qui correspondent en fait a des morceaux de dettes emis par des pays. Je profite de leur relativement mauvaise solvabilite en leur prelevant un taux d’interet juteux. J’ai participe a l’effondrement de l’Argentine en 2001 et je profite chaque jour de l’explosion de la dette africaine. Quand le budget annuel de l’aide au developpement est autour d’une cinquantaine de miliards de dollars, la somme des interets verses par les pays du Sud au titre de la dette pour la meme annee avoisine plutot les 500 miliards de dollars. C’est dix fois plus. Ca paye l’essence de ma Porsche, et aussi quelques bijoux pour Amanda. Elle aime bien les bijoux, Amanda… si elle savait le prix humain que coutent reellement ses diamants, elle risquerait d’en perdre l’appetit, et sa robe pastel de chez Dior serait vite tachee de sang.

De temps en temps, on est interroges par la presse sur le bienfonde de nos decisions et sur notre place dans le systeme economique mondial, mais il suffit en general de leur dire quelque chose du genre

« nous participons au dynamisme de l’economie »

ou

« nous faisons en sorte que les liquidites soient disponibles la ou elles sont necessaires »,

ou encore

« nous assurons la fluidite du marche »

pour qu’ils nous laissent tranquilles et s’orientent vers le buffet petit-dejeuner a volonte que nos responsables en communication ont prevu a cette occasion.

La semaine derniere, le responsable des ressources humaines nous a fait tout un speech sur le developpement durable et sur la facon dont notre entreprise allait essayer de se faire une bonne image de marque sur le sujet (c’est apparement dans l’air du temps). Les mesures prises ? Ajouter des petits « Think before you print ! » a la fin de nos e-mails et une poubelle verte pres de la machine a cafe. Alors, oui, je sais, c’est un peu comme un soldat americain qui offre des chewing gums Hallawood a un enfant irakien, mais bon… il est tout de meme possible qu’on soit recompense comme l’entreprise la plus « verte » du secteur bancaire. Un peu de marketing ici et la, et le tour est joue. Sauver les apparences, c’est tout ce qu’on nous demande, au fond, mais je ne doute pas qu’un jour, on n’aura meme plus a cacher nos activites derriere un jargon qu’on ne comprend pas nous meme, ni a se donner tout ce mal pour « paraître sympa ». Il faut aussi convaincre nos collegues a des fonctions plus « peripheriques » que ce que nous faisons, c’est de la « haute technologie » et pas un pillage organise comme le repetent partout ces imbeciles de tiers-mondistes. Le discours du « banquier sympa-mais-pro » s’adresse d’abord a eux. Deja qu’ils sont payes comme des esclaves (compares a nous), si en plus ils se rendent compte qu’on se sert d’eux comme soldats de fortune, la fete ne risque pas de durer longtemps, et il est absolument hors de question de renoncer a ma Porsche. Quant a Amanda, elle ne connaît ni l’amour, ni l’eau fraiche. Passons…

Qui etes vous pour me juger, d’abord ? Pensez vous vraiment que votre avis represente pour moi plus qu’une simple information, dont je pourrai tirer profit tot ou tard a vos depens ? Vous convoitez mon statut. Vous revez de mener ma vie. Alors ne soyez pas trop prompts a faire de moi le diable en personne. Si j’existe, au fond, c’est aussi grace a vous. Vous me confiez votre argent. Par vos achats et votre comportement economique, vous participez a un systeme qui m’enrichit et justifie mon existence. Le sort de l’Afrique vous est bien indifferent, mais vous avez besoin que quelqu’un paye le prix de votre culpabilite. J’avoue volontiers avoir le profil d’un coupable conscient, mais vous etes dans une certaine mesure mes complices, desormais informes

Ce genre de tirade merite une bonne gifle, generalement sans suite car la violence physique n’est pas une chose a laquelle le trader cynique moyen est accoutume. La violence qu’il inflige aux autres est pour lui dematerialisee, et il n’a generalement pas a faire face a ses consequences, ici bas en tout cas. Elle a neanmoins le merite de poser un serieux dilemme : clairement, plus on questionne son propre role et ses consequences, plus on prend la responsabilite de ses actes et de ses decisions. Il est donc naturel de ressentir une pulsion qui pousse a eluder le questionnement, puisque ce meme questionnement risque de nous amener a ouvrir les yeux sur ce que nous sommes et sur les implications de ce que nous faisons, avec le risque d’avoir a faire face soit a la culpabilite, soit a la reforme de notre facon de vivre. Pour autant, l’absence de questionnement, d’autant plus si elle est volontaire, ne nous dedouane pas de nos responsabilites. En clair, quand j’efface une « question risquee » de mon esprit, je n’efface pas par la meme occasion ma responsabilite. Au contraire, je prend une responsabilite supplementaire qui consiste a tenter de me cacher ma responsabilite initiale…

Que faire ?

A chacun de decider jusqu’ou il est prêt a pousser son examen de conscience mais, vu d’ici, je prefere etre du cote de ceux qui ouvrent les yeux et cherchent des solutions, quand bien meme elles seraient vouees a l’echec, meme si le reste du monde ne veut pas descendre de son train trois etoiles…

Tout changement de societe requiert des efforts, mais peu sont prets a renoncer a ce qu’ils pensent etre du confort et de la reussite. Pourtant, s’ils prenaient conscience des implications de leur mode de vie et, plus precisement, de la contribution qu’ils apportent a ce systeme par leur travail, peu d’entre eux seraient prets a en accepter les consequences. Quel agriculteur francais serait prêt a porter la responsabilite de la mort d’immigrants africains qui tentent de traverser la mediterranee en barque ? Quel consommateur serait prêt a accepter qu’en achetant une bouteille de soda, il vient de financer la balle qui tuera quelques semaines plus tard un enfant palestinien ? Quel touriste feru d’Egypte pharaonique pourrait supporter qu’on passe a tabac des paysans egyptiens recalcitrants qui essaient d’empecher la construction d’un complexe touristique sur la terre de leurs parents?

Ces responsabilites sont bien sur indirectes et (j’espere) non consenties. Pourtant, pour ne reprendre que l’exemple de l’agriculteur, recevoir des subventions de l’Union Europeenne dans le cadre de la politique agricole commune lui permet non seulement d’etre « competitif » sur le marche europeen des legumes, mais aussi de rentrer en competition avec les producteurs locaux en Afrique. Expliquez moi comment un agriculteur senegalais, meme au prix des plus durs efforts, peut rentrer en competition avec une tomate vendue 20 centimes le kilo sur le marche a Dakar et je vous expliquerai comment sauver l’agriculture vivriere africaine, tout en limitant l’afflux de ceux que vous considerez comme indesirables sur votre sol, alors que vous organisez sciemment la faillite de leur mode de vie. Je doute qu’aucun agriculteur francais soit prêt a accepter une telle responsabilite morale. Au fond, les subventions sont des charites faites aux agriculteurs europeens pour sauver leur dignite, tout en les poussant a une agriculture productiviste, car leur seul espoir d’atteindre le seuil de rentabilite est de produire encore et toujours plus, moins cher, plus vite et plus longtemps, car la grande distribution leur applique une telle pression qu’ils ne voient aucune autre alternative que cette fuite en avant dont les consequences les depassent souvent.

Pour l’agriculteur comme pour chacun d’entre nous, cette prise de conscience est un appel au changement, car on ne peut indefiniment porter le poids des mauvaises consequences de nos choix une fois qu’on a ouvert les yeux. Si on realise ensuite les bienfaits a moyen et a long terme qu’impliquent des choix plus respectueux des autres et de l’environnement, alors le premier pas est deja franchi.