" Les hommes libérables, après avoir entendu la lecture du dernier rapport qui les intéressât, donnant les heures de départ et la composition des cadres de conduite, eurent la surprise d'un Ordre exemplaire où le colonel, pour frapper leur imagination, réprouvait en ces termes la mort de Tétrelle :
" En dehors de toute idée religieuse et quel qu'en soit le motif, le suicide est une lâcheté, c'est aussi une désertion : notre vie appartient au pays qui, demain, peut nous la réclamer.
le sergent-major Tétrelle a accompli, en se suicidant, cet acte de désertion. Il s'est montré indigne du choix dont il avait été l'objet parmi ses camarades, l'élite de la jeunesse française ; aussi, non seulement les honneurs militaires ne lui seront pas rendus, mais personne n'accompagnera son convoi.
Le colonel : Vérignac".
Favières est libre....
Parisien, il a sur les malheureux qu'on pousse vers les gares en troupeau et qui, jusqu'à la dernière minute, auront au col, au poignet, aux chevilles, le carcan, les menottes et les chaînes disciplinaires, il a sur eux l'avantage de s'en aller seul, presque civil déjà, en petite tenue et sans armes.
Il a serré quelques mains, salué deux ou trois officiers qui lui furent cléments.
Il se hâte, maintenant, détale, ne se refrène que hors de la caserne, au large !
Libre !... Il est libre !...
Il fait un clair soleil de septembre ; le ciel est gai, les frondaisons de la place Fontenoy sont peuplées de pépiements, la matinée sent bon et les passants ont tous l'air heureux...
Favières a envie de leur parler, de se confier à eux, de se mêler à la partie de marelle que jouent des enfants, de demander un renseignement quelconque aux agents, d'offrir ses services... Depuis qu'on l'a désarmé, il se sent des velléités d'héroïsme ; il voudrait être généreux, se dévouer, se jeter à la tête d'un cheval emporté ou sauver un homme qui se noie...
Il respire par tous les pores, comme au sortir d'une fièvre éruptive, lorsqu'une peau toute neuve se reforme sur les croûtes qui vont tomber, qui tombent...
Mais il éprouve autre chose encore qu'un bien-être physique. En même temps que des vêtements civils, il va retrouver une conscience, le sentiment de la dignité, du devoir intégral, de la personnalité, des responsabilités sociales.
C'est déjà comme du linge blanc, sous l'uniforme qu'il quittera tout à l'heure. Il a changé de chemise, laissé dans l'autre la vermine qui s'y était attachée et qui le dévorait.
À mesure qu'il s'éloigne de la caserne, sa libération n'est plus inscrite sur les contrôles seulement; une voix intérieure en répand la bonne nouvelle, et le sens moral assoupi en lui se réveille.
Il s'indigne des turpitudes que peuvent engendrer le sabre au fourreau et le galon gratuit ; de l'espèce d'immunité qu'ils confèrent à leurs détenteurs.
Car il n'est pas possible que la culture de la bravoure, de l'héroïsme, les considérât-on comme des fleurs de serre, exige tant de fumier. La mémoire de Favières en vide des brouettées, en remue qu'il a lui-même apporté, par contagion, réellement sans savoir ce qu'il faisait, comme dans un cauchemar.
Il n'y a pas jusqu'à l'homélie du colonel sur la fosse ouverte pour Tétrelle, qui ne plaide en faveur de celui-ci. La mort devait l'exempter à la fois de service - et des corbeaux. Pourquoi, sur son cadavre, ce croassement encore ? De quel droit condamnait-on à s'en aller seul, sans cadre de conduite, sans aucun des compagnons de chaîne qu'il avait eus... à s'en aller comme un chien crevé, ce pauvre diable ni meilleur ni pire, au demeurant, que ses parents d'occasion, les membres impurs de l'illusoire famille épousée par contrainte ?...
Et, tout à coup, il sembla à Favières que le véritable enterrement de sa vie militaire, goujate, cruelle, improbe et pitoyable, c'était l'enterrement de ce malheureux, et qu'il devait le suivre non seulement pour se donner, en souffletant la consigne, une éclatante preuve d'affranchissement, mais parce que le suivant, il accompagnait d'abord tous ceux qu'il avait vu tomber sur la route, de lassitude, de faiblesse, de découragement, les obscures victimes des règlements, de l'hôpital, du désespoir, de la promiscuité, des pique-bœuf...
Midi ! S'il allait arriver trop tard ? Il doubla le pas, se dirigea vers l'avenue Rapp...
Une porte était ouverte, un convoi prête à sortir, solitaire et cahoté, au milieu d'une valetaille irrespectueuse et funèbre, se demandant quel crime avait bien pu commettre celui-là dont la charogne partait dans l'universel abandon...
Favières s'informa rapidement, puis s'effaça, se laissa dépasser par le corbillard.
Et, tête nue, il marcha derrière. "
Lucien Descaves, extrait de "Sous-offs", Tresse et Stock, 1889, Albin-Michel, 1926, La Part Commune, 2009.