Si l'on croit encore que l'île Maurice est un paradis pour touristes, les romans d'Ananda Devi offrent un terrible et magnifique démenti : c'est une terre tragique et violente, à l'histoire tourmentée, où la violence affleure constamment entre communautés - les Noirs descendants d'esclaves, les Indiens... et aussi au sein des familles.
Le Sari vert en est une superbe illustration. C'est l'ultime monologue d'un vieil homme en train de mourir d'un cancer, entouré de sa fille Kitty et de sa petite-fille Malika. Mais peu à peu l'horreur s'impose, face à cet homme monstrueux, englué dans ses préjugés misogynes, sa profonde lâcheté et son inqualifiable violence. Car peu à peu, sous le regard impitoyable de Malika, et de Kitty peu à peu délivrée de sa peur, il passe aux aveux, sans éprouver pourtant le moindre remords : son épouse, la mère de Kitty, épousée à quinze ans, il l'a peu à peu détruite, violentée, parce qu'elle était trop belle et trop vivante pour lui ; après la mort de son second enfant, un fils, il l'a finalement assassinée d'une manière particulièrement atroce... Sa fille, on comprend vite qu'il l'a battue aussi, manipulée, lui imposant un amour incestueux, jusqu'à la rendre à demi-folle de dégoût et de peur ; et sa petite-fille, en réalité, il en est le père.
Cet être immonde et pitoyable aura finalement la mort qu'il mérite : Kitty et Malika quittent la maison, le laissant seul, impuissant et condamné.
À travers ce récit, c'est toute la violence d'une société qui transparaît : entre hommes et femmes, d'abord, interdisant toute forme d'amour véritable ; entre les communautés également - le narrateur, un moment, manque être tué au cours d'émeutes...
Le lecteur se trouve littéralement happé par la noirceur de ce monologue, qui donne la parole presque exclusivement au bourreau. Sa rage, son mépris de tous ceux qu'il considère comme faibles, à commencer par les femmes (et son désarroi, lorsqu'il s'aperçoit que ses victimes n'ont plus peur, ne se laissent plus manipuler), son absence totale d'empathie, s'expriment avec une rudesse sans fard ; mais peu à peu, le personnage se délite, son langage se défait dans une grossièreté qui montre surtout sa faiblesse ; sa défaite, à la fin, est totale.
La tragédie s'est jouée, dans un huis-clos étouffant, entre trois vivants et une morte.