(Note de lecture), Anne Malaprade, Kryptadia, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Crypte en consonnes dures et douces

L’été s’étire, temps incertain, dolence de tout. Les mauvaises nouvelles durent, le pré carré de chacun s’efforce de ne pas être noyé dans la plainte collective.
Je lis. J’entre dans la crypte d’Anne Malaprade, qui publie kryptadia chez Isabelle Sauvage.
Ce qui disparaît dans le corps est le sujet de ses livres, peut être la femme, peut être la parole. Plus vraisemblablement les deux.
« J’y devine au moins quatre femmes », dans cette crypte, dit-elle : celle d’ambre, celle d’ombre, le m commun de maman, et leur enfant monstrueuse, Constance. Elles se promènent dans les k de cette crypte grecque mais aussi dans le C dur de Constance et Conrad.
Le c le plus dur est celui d’écriture, qui tient les rênes de vie et de mort, ce serait mieux un c de cygne qui fait signe, mais doucement.
Le monde est « une tasse en porcelaine (qui) est aussi vivante qu’une chair que l’on mord ». Qui ne sent le frais d’une tasse en porcelaine sous ses lèvres ? le monde est c, le son doux de choses et la leçon dure de cache, cachée, crypte, cœur, cardiaque, contacts. Tout est sujet, surtout la femme, à qui le corps est l’expérience première de vide comme de l’effraction.
Ce livre en prose cherche la syntaxe, la phrase, toujours au bord de d’être ébréchée, d’éclater, car la syntaxe aussi est dure comme du verre, elle qui monte chez les femmes d’Anne Malaprade, du ventre : « Constance sans ombre désécrit sa mère femelle ».
Livre du dur c de combat, pour ne pas être asphyxiée, la fille par la mère et qui sait, la mère par la fille.
Livre de la femme originelle, toute honte bue, « femelle qui s’abandonne à une syntaxe affolée, échoue contre la grammaire n’use et dépouillée en terre phéacienne… … La femelle pourrait vivre sans clous ni entrailles, délocaliser la douleur en une autre femme ». Ici le s doux et fatal de sororité, entre l’ombre disparue de cette femme sans son double noir sur la route, et l’ambre gris ou jaune, en c dur de conversion du c doux des cétacés, d’où vient l‘ambre, ainsi que le Larousse nous l’explique à la fin du livre (il faut quelques repères à ce livre tellement erratique, entre autres : « l’ambre jaune (en grec êlecktron) a donné son nom à l’électricité parce que, frotté, il acquiert la propriété d’attirer les corps légers, ce qui a fait découvrir des effets électrostatiques. » Merveille, qui aurait cru que l’électricité pouvait devenir du fond de l’eau, d’une corps marin.
Ombre quant à elle, on l’apprend d’un neutre : « a été longtemps masculin et féminin » Ombre d’un objet porté, privation de lumière volontaire ou non, point de piqûre en broderie et en beaux arts, « l’ombre au flambeau et l’ombre au soleil », distance finie ou infinie selon la position du feu.
Et définition de femelle : également en femme de mauvaise vie aussi bien qu’en « animal de sexe féminin ».
Femmes d’ombre et femme d’ambre parfois sont les mêmes, parfois luttent conjointement sous les coups des m du mâle et de la mère, c’est violent pour les femmes, on le sait depuis toujours mais ça n’en finit toujours pas. Même l’amour, surtout l’amour.
La crypte est le lieu mal éclairé, sinistre le plus souvent, et si froid, des morts. Les fantômes font leur travail de fantômes, les vivantes s’y cachent ou aspirent à la lumière du c de caverne, celle de Platon où les murés ne croient que ce qu’ils voient. Dans la crypte qu’est aussi la nuit, des mots surgissent, qu’Anne Malaprade explore, comme cela vient, dans la voix silencieuse de la pensée et du rêve. Le f doux de Freud croise le fer avec le k dur de Kierkegaard. C’est toujours désir et peur de l’autre, protection et don. La femme n’a pas d’autre choix que le don ou la prise de ce qu’elle ne veut pas donner.
Qui tente de venir alors ? C’est le je, ce petit je muet et terrifié, ce petit je qui veut parler, aimer, une femme petite avec son allumette : « hallucination Andersen » - comme j’envie Anne Malaprade d’avoir pensé les choses ainsi, Andersen comme une hallucination.
« une femme seule (qui) vit sur un tas de cheveux ». Constance est soufflée comme l’allumette.
« Ainsi l’ombre parle : proie c’est toi »
Toi-même, tu es ton vorace et ta proie, ton cannibale de toi.
Ce livre est puissant, violent, superbe. Je n’y comprends pas tout, c’est la meilleure raison d’y revenir sans fin, et Constance en moi également.
La couleur de l’écriture du livre est rouge-sang, il y erre également des parfums de Méditerranée chère à Anne Malaprade, et toujours, des écrivains, qui l’accompagnent comme parfois ils la menacent. L’écrivain de ce livre très fort est un écrivain très fragile, tout le temps littéralement déporté par la moindre chose, et d’abord par son corps trop léger. Ce corps est dans tous les livres d’Anne Malaprade. Comme paroles, personne, le livre précédent : « Toute personne qui pleure, toute personne qui fuit, toute personne qui chante, toute personne qui étrangle, toute personne qui tait. Personne, linceul, personne, deuil. » Personne, quelqu’un ? Ou personne, personne ?
Constance, la double, la née de deux, tente-t-elle la vie à la fin du livre ?
Je précise que les c dont je parle n’ont pas de signe distinctif dans le texte, mais je les ai entendus sans cesse, et je n’ai pu les éviter en écrivant.
L’angoisse « espace étroit, un passage resserré » est nécessaire pour qui le désir va contre tout ce qui lui a été inculqué. Aussi nul ne sait si en Constance où habitent un C dur et un C doux, pourra émerger le je. Longtemps voilé autant que violé, ce je cherche peut-être sa sortie de crypte.
Isabelle Baladine Howald
Anne Malaprade, Kryptadia, éditions Isabelle Sauvage, 96 p 16€
Extrait
« Écrire : enregistrer les choses cachées qui n'ont ni profondeur ni présence ni volume. Un corps qu'on observe et qu'on attend, par exemple, détruit toutes les évidences. Une tasse en porcelaine est aussi vivante qu'une chair que l'on mord. Au bout de mes doigts viennent des mots qui annulent la chronologie et la causalité. Le lexique ne révèle rien, il ne sait pas raconter, il capte malgré lui des scènes, il intervient jusque dans la matière des choses et des êtres. J'écris et dis ce qui me cache, ce que je cache. Il n'y a pas de programme, sinon s'introduire dans le mot ou la lettre jusqu'à l'asphyxie, comme on entre dans la déchirure d'un tableau lacéré : embrasser, improviser, travailler les signes et la couleur jusqu'à l'impudeur. Le dissimulé : la grammaire et la loi, la filiation et la politique, la fidélité dans l'adultère, la cruauté croisant la tendresse. Quand tout est caché il n'y a plus de relation logique, les connecteurs disparaissent, les phrases complexes et les propositions coordonnées n'existent plus. Les silhouettes des corps fuient dans l'ambre des mots que l'ombre colore.
(p. 31)
On peut aussi lire les premières pages sur le site des Editions Isabelle Sauvage