Vous êtes ici et nous sommes des millions.
Renaud Ego est un auteur hybride, poète mais pas seulement, critique d’art et un peu plus, archéologue, pas tout à fait. Reconnu par les spécialistes de l’art rupestre, pour son ouvrage remarquable sur les San d’Afrique australe, L’animal voyant *1, il échappe au monde normé de l’académisme et de l’expertise (universitaire), et développe une réflexion approfondie, émancipée, sur la question de l’image et du regard. Les titres de ses recueils antérieurs témoignent de cette préoccupation permanente (Une légende des yeux *2, La réalité n’a rien à voir *3).
Symbole sacré, victime chassée, l’animal fut une créature iconographique et magique, par laquelle l’effroi le dispute au merveilleux (selon les termes de Georges Bataille), il relativise certainement notre condition de mortel anthropocentré...
Dans l’hystérie d’un monde qui nous contraint aux dispositifs de contrôle, au flux médiatique ininterrompu, sachant que l’ordinateur sait de moi ce que j’ignore de lui, il m’analyse, me collecte, me transforme en données, ce livre interroge la manière dont nous pourrions nous affranchir des éléments toxiques, retrouver une virginité du regard, au moment où nous basculons dans un système orwellien (scannés, répertoriés, flashés). La société googlisée propose comme seule variable d’ajustement de nos vies une vision de canapé (confinée). Le regard est ce qui n’attend pas, et seule la langue du poème permet de ménager une pause, une stase, un repère. L’expérience limite du voyage en avion comme métaphore (Renaud Ego est un grand voyageur), métaphorise une vision opposée à celle du piéton en arrêt devant le petit cercle rouge du Vous êtes ici. En avion on ressent la vaste inhospitalité du tout, certes, mais aussi une paix vertigineuse, une sorte d’universalité de l’amour, malgré la conscience, la prescience, l’anticipation de la catastrophe : …Milliards éclipsés … pluie soudaine … voix montées de partout….
Vous êtes ici, nous sommes là, oui, mais soudain nous pourrions être morts, annihilés, pulvérisés. Ainsi avons-nous vécu les attentats récents, et différemment, la pandémie de covid, abstraction lente mais non moins inquiétante. L’anxiété du poète demeure comme une expérience excitante malgré tout, et ce texte nous livre quelque chose de l’énergie whitmanienne (que l’on retrouve chez Stéphane Bouquet), doublée d’un héritage surréaliste. Un optimisme tenace permet de croire encore à la vérité de la strophe.
Qui de toi ou de moi suis-je, quand je te regarde regarder la mer, suis-je celui qui se tient immobile dans ton dos : orientés vers l’infini, le dos et la nuque ne mentent pas, ils sont une signe de pure présence (et je vois ou revois ici le dos du petit personnage de Caspar David Friedrich, qui nous a tant émus).
Renaud Ego est-il donc contemplatif ? Nostalgique du lyrisme ? Il cite celui des frontières, des nations enrôlées dans leurs hymnes. Il déplore l’étouffement du lyrisme, noyé dans la voix masse de la nasse-monde…
La question est de savoir quoi faire du moindre visage. Furtive, la réponse se situe peut-être sur le versant animal :
Mais quoi en elle d’impalpable pudeur ?
L’antilope a disparu, la poésie reste.
Véronique Pittolo
Renaud Ego, Vous êtes ici, éditions du Castor astral, 2021, 166 pages, 14 €.
Voir ce substantiel extrait du livre dans l’anthologie permanente (choix de la rédaction)
*1 L’animal voyant, Editions Errance, 2015.
*2 Une légende des yeux Actes Sud, 2010.
*3 La réalité n’a rien à voir, Castor astral, 2006.