(Anthologie permanente) Renaud Ego, Vous êtes ci

Par Florence Trocmé

Renaud Ego publie Vous êtes ici au Castor Astral.
On peut lire cette note de lecture du livre, signée Véronique Pittolo.
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Évanescente évidence de ce vous
dissipée dès que j'y songe
autant s'approcher de la ligne d'horizon,
d'une idée qui fait masse je crains les coups
et lui préfère tout écho où elle ruisselle,
par exemple dans la salle ovale
de la bibliothèque Richelieu ce matin
le léger morse des claviers d'ordinateur
qui semble le son d'un bâton de pluie,
murmure d'une multitude
seulement possible de demeurer cachée,
il monte, aussi léger que nos pensées
à dix mètres au-dessus des globes
de lampes en forme de montgolfières
vers la bibliothécaire qui fait sonner ses talons
le long de la coursive, aiguille vivante
traçant au bord du vide l'aire de temps
où tout en bas nous sommes
ensemble et chacun concentrés
Ce que l'espace sépare le temps l'unit
mais quel est le sens d'être ici au même moment
non dans cette salle seulement mais sur terre
impossible de le saisir, même l'histoire
de cette espèce chétive, pugnace et bâtisseuse,
férocement rusée hésite toujours
entre l'échange des curios et la razzia,
l'étreinte pour s'éblouir d'être
partout le même enchantement
et le sang répandu pour s'étonner
que la mort soit toujours la même grimace qui s'évide
et puisqu'il n'est pas d'Aleph où simultanés
vous puissiez paraître côte à côte,
tel pêcheur immobile sur le lac de Latournerie
telle foule de Shanghai dans la rue de Nanjing
tels danseurs dans une rave cévenole
portés par la pulsation basse
dont la secousse fait aussi trembler
une épeire au centre de sa toile,
qu'au moins je nous dise ici
dans cette parenthèse de calme & Cie
où la lumière qui verse de la verrière
allume l'or des livres sur le pourtour des murs
en apportant un peu de l'affairement
des mille milliers de vies dehors
J'ai devant moi les bois gravés de Nicolas de Staël
pour un livre de poèmes de René Char,
variations de la matière-lumière
dans des planches d'une obscurité mate,
y perdure la percussion des gestes de la taille
qui ont fait rayonner de hauts signes
dont certains sont des lueurs d'étoile
et un autre est un soleil regardé dans les yeux,
est-ce un hasard alors qu'à frapper ainsi le bois
de Staël ait ouvert pour lui-même la porte
donnant sur les feuilles tombées d'un grand ciel
dans un langage direct, sans précédent
comme il le dira, soit le monde
des formes inscrites à même le sol
et l'intervalle, tout autour, de la distance méditée ?
Ce qu'il y a entre nous de voisinage
compose une haie d'air et de silence
que nos yeux seuls franchissent,
à l'instant où ils se lèvent
les miens se posent sur une nuque
et s'y attardent, fin duvet d'une pointe
à peine l'ombre d'une fumée sur la peau
que révèle la masse des cheveux relevés
en un chignon tenu par un crayon,
geste connu de vous toutes
une épiphanie de l'équilibre dont je me demande
si sous le simple il ne simule pas
la nerveuse torsade de truite dans la cascade,
je veux dire
l'exact signe d'éros immiscé dans la foison
(...)
Renaud Ego, Vous êtes ici, Le Castor Astral, 2021, pp. 61-63