Qu’est-ce que vivre ? Passer, passer, comme peuvent passer les nuages chargés de pluie. Et regarder. Engranger des images. Ou guetter, et interroger le silence, l’espace vide devant nous, dressé comme un mur, les yeux dirigés vers le ciel, pour trouver quel signe, quel espoir, quelle lumière ? Est-ce cela vivre, et être un homme, se demande Gérard Pfister dans cette suite de 1000 poèmes à Ce qui n’a pas de nom, qui en est le prolongement et, dans le même temps, l’aube inverse (1). A quoi tient ce peu de nos vies, si preste, si frêle, qu’il nous faille si mal l’aimer, le désavouer, et ne lui voir prix ou beauté qu’au moment précis de le perdre ? « Vivre / est-ce cela / périr / et mépriser la vie » (p.140), se questionne Gérard Pfister.
1000 poèmes en 10 sections de 100 poèmes. Des centuries, comme les nomme l’auteur lui-même, de 4 vers, en deux distiques, à chaque fois. Autant dire que le souffle, court en apparence, se renouvelle constamment, se lance, ou s’élance, se reprend indéfiniment, un millier de fois, se groupant sur quelques mots pour se reprendre, y puiser une force neuve, un fol espoir, et continuer à exister. Car ces textes – si courts soient-ils – ne sont, pourtant, pas des haïkus, le poème japonais de 5, 7, 5 syllabes ne visant qu’à sa clôture, sa concision. Les poèmes de Gérard Pfister, en revanche, s’enchaînent, se poursuivent, se reprennent et se continuent. Forment une tresse. Ou bien ouvrent des aperçus sur toute une série d’images, de choses vues – « de toutes parts / nous viennent / les images les sons », constate-t-il (p.79) – dont Gérard Pfister donne les clés dans une liste titrée « Résonances » (pp.373-374).
Pourtant, à bien lire ces textes, aucun fait vécu n’apparaît, aucun nom propre. L’anecdotique ne se mêle pas à la tension discursive. Tout y est déréalisé, rendu abstrait, ou tendu vers un absolu qui en ôte l’obsolescence, le contingent, pour n’en figurer que la flèche, ou l’éperon. Tout Pfister est là dans cette langue du poème réduite à peu, à presque rien, à toujours moins. Car les mots doivent « s’ajourer – dit-il – jusqu’au bord du silence » (p.186), « jusqu’à n’être plus / qu’une clairière / où laisser résonner (les) choses » (p.187). Les mots doivent dire et signifier. Mais, dans le même temps, ils doivent être plus légers, plus aériens, allant « jusqu’au presque silence » (p.269), qu’on entende l’air (pp.53, 93). Les mots doivent se faire oublier pour que quelque chose d’ici-bas passe, et demeure.
Et c’est ce qui est sensible ici, cette voix presque jusqu’au murmure, prête à se rompre, à s’effacer, et se relançant toutefois, à chaque fois. Cette voix qui dialogue ainsi avec le silence, avec l’ombre, jusqu’à les faire paraître et voir, dans le blanc de chacune des pages, et à entendre. Cette langue nourrie du vide pour dire que nous sommes nous-mêmes si précaires, si transitoires. Ou que notre vie est ainsi, dérisoire fétu de paille, lumière vacillante qui tremble, ou fragile feu de branchages à protéger de nos deux mains. Mais bien en vain. Comment dire la vie dans ce qu’elle a de fugace, de passager ? Et qu’elle est une eau, un nuage, un peu d’air ou un peu de brume, un tremblement ? Comment saisir, donner à voir, ce feu d’ombres qui s’éteint toujours, comme si vivre était difficile, trop difficile ? C’est pourquoi, sans doute – dit Pfister – que, cette vie, nous la désavouons, l’aimons si mal (pp.37, 115, 140, 163, 200), ou négligeons l’aube qu’elle est, perpétuel recommencement, enchantement, quand il faudrait en apprécier tout le prix, la fragilité, ou l’être-là.
« Le privilège d’être là » – dit-il – « encore » (p.93), « combien précaire » (p.96), combien « précieux » (p.99), mais que nous ne voyons plus, n’éprouvons plus, tant nous sommes tournés vers l’ombre, ou vers l’ailleurs, ou vers le ciel, à guetter toujours quelque chose, à demander et à attendre, guetter encore. Nous voulons « nous désaltérer » (p.194), écrit Pfister, éteindre cette soif infinie d’un ailleurs ou d’une autre vie, alors qu’il n’est que cette vie-là, qu’« ici est notre seul séjour » (p.329), estime-t-il, et qu’il faut cesser de fixer l’ombre, et l’eau dansante, et le ciel, pour regarder ce qui est nôtre ici-bas, notre lot commun. L’inquiétante étrangeté d’ici. Ou sa présence. Ou sa lumière. « Si puissant le mystère ici » (p.86), qu’on n’en peut soutenir l’éclat, l’intensité. « Tu vois et ne vois rien » (p.179), écrit l’auteur de Hautes Huttes. « Quelle taie couvre nos yeux / quelle poussière notre corps » (p.25 et p. 135), dit-il encore.
Et, pourtant, il nous faut aimer cette vie-là, que nous vivons. Il nous faut apprendre à l’aimer, ou réapprendre à la goûter, dans ses ombres, ses tremblements, ses eaux miroitantes, ses reflets. Il suffit – dit Pfister encore – « d’avancer la main », de « lever le regard » (p.87), de regarder ce qui fait qu’elle est misérable et si puissante, si pauvre et si pleine de gloire. Exulter de ce jour qui vient, et qu’on ne pourra nous enlever, quand il s’achève. Glaner, glaner « les couleurs / pour nourriture » (p.167), ou bien retrouver cette ivresse qui est celle même du vivre, car « tant de biens / nous a confiés » l’existence (p.251), qu’on doit l’aimer, tant de jours, qu’on doit l’honorer d’une pure joie d’exister, d’un bonheur d’être.
La lumière, aujourd’hui, se couche. Elle a été jour de souffrance pour certains, pour d’autres jour de pluie. Ou jour d’été. Mais elle nous a accompagnés dans ce jour qui finit à peine, qui s’éclabousse de soleil avant la nuit. Alors, il ne faut pas cesser de noter, de chanter peut-être, ce qui est, qui fut aujourd’hui pour en rendre grâces infinies. Hautes huttes invite à cela, à célébrer et à chanter, avant qu’on ne cède à la nuit.
Et au silence.
Christian Travaux
Gérard Pfister : hautes huttes, éditions Arfuyen, 2021, 385 p., 19.50€
Extrait (pp.57-58) :
125
Le soleil
se lève seul sur l’horizon
nos pensées sont ailleurs
qui pour le contempler
126
Tant d’espace
tant de vaine
lumière
et nos regards éteints
127
Si nous savions
comme nos jours
sont courts
à quoi bon ces soucis
128
Si nous aimions un peu
cette pure lumière
un seul instant
pourrions-nous l’oublier
129
Aurions-nous
même un mot
pour autre chose
que dire cette beauté
130
Quel éclair
pour dessiller nos cœurs
quel tonnerre
pour ouvrir notre écoute
(1) Gérard Pfister : Ce qui n’a pas de nom, Arfuyen, 2019.