Oyonnax, fin des années soixante.
Ce jour d’été commençait pourtant bien mais voilà que les bretelles de monsieur Carlizi sont à l’origine d’un petit drame.
Ma mère accepte de m’accompagner au Bazar à cent francs, le seul étal du marché qui m’intéresse parce qu’on y vend toutes sortes d’accessoires en plastique, de l’utilitaire bien sûr (cuvettes, arrosoirs, couverts de camping, pinces à linge, gobelets, fleurs artificielles) mais surtout des jouets de toutes les couleurs, en particulier des petites voitures, des épées de Zorro, des rapières, des boucliers ainsi que des mitraillettes, des pistolets et revolvers dont certains fonctionnent avec des amorces, ces rubans de papier sur lesquels sont alignés des amas de poudre qui explosent lorsqu’ils sont frappés par le percuteur de l’arme. Ce sont bien sûr ces articles que je convoite d’autant plus que leur prix, comme la majorité de ce que propose le bazar, se limite à une pièce de cent francs, d’où le nom du Bazar qu’on appelle aussi le Bazar à cent balles.
À chaque visite à ce merveilleux commerce, je dois négocier sans faiblesse avec ma mère qui essaye de me dissuader de choisir des armes parce que cela contrarie mon père. Je revins une fois à la maison avec un pistolet mitrailleur tout noir, assez bien imité. Lorsqu’il le vit, mon père se fâcha sérieusement. Je ne compris que bien plus tard la raison de cette colère disproportionnée. Il admettait plus volontiers les épées, sabres et rapières que je ne me privais pas de collectionner.
Nous sommes donc prêts au départ, ma mère et moi, en direction du bazar, mais voici le grain de sable. Ma mère juge ma tenue négligée et me demande d’en changer au profit d’un short que je déteste parce qu’il tient avec des bretelles qui viennent encore enlaidir une méchante petite chemise affreusement inconfortable. Il ne manque plus que ma mère croise les bretelles dans mon dos pour que je me retrouve transformé en monsieur Carlizi miniature, donc, pas question de porter ces horreurs pour aller faire mes emplettes ! (En feuilletant des albums de photos de cette époque, j’en ai retrouvé une qui me conforte aujourd’hui, cinquante après, dans mon refus. Sur ce tirage, dans cette tenue abhorrée et avec ma brosse courte, je ne ressemble certes pas à monsieur Carlizi qui n’avait plus de cheveux (et plus de fesses, ainsi que je l’ai précisé dans le premier épisode de ce feuilleton) mais à Francis Blanche dans les Tontons flingueurs).
Refermons cette parenthèse du vingt-et-unième siècle et revenons à la fin des années soixante du vingtième.
La situation est bloquée et ma mère s’en plaint à mon père qui a du mal à s’habituer à m’entendre si souvent dire non depuis que je sais parler. Cet enfant est négatif, dit-il, répétant ainsi la remarque d’un médecin qui avait jugé bon de me demander, sans doute pour m’amadouer, si j’aimais l’école, si je voulais partir en colonie de vacances et si cela m’intéresserait d’apprendre à faire du ski, autant de questions indiscrètes auxquelles j’avais répondu par le mot magique, ce non que je considère comme le plus beau mot de la langue française (en plus, il fonctionne dans les deux sens). Je le pense toujours aujourd’hui, même si j’ai fini par nuancer légèrement, sans doute un effet de l’âge.
Alors, me direz-vous, cette sortie au Bazar à cent francs ? Eh bien ce jour-là, chacun a campé sur ses positions mais la semaine suivante, le jour du marché, ma mère avait tout oublié, y compris le short et les bretelles. De toute façon, elle aurait eu du mal à m’en vêtir pour la simple raison que je les avais cachés au fond d’une penderie dont elle ne se servait jamais.
Finalement, cela valait le coup d’attendre, même une semaine, car le Bazar à cent balles était une véritable institution oyonnaxienne qui dura des décennies, autant dire l’éternité pour un gamin d’à peine dix ans !
À suivre...
© Éditions Orage-Lagune-Express, 2021.