En prônant la modestie, ne condamne-t-on pas ceux qu’on éduque à rester éternellement en retrait, voire à devenir d’éternels « loosers » ? Y aurait-il, en 2021, quelque chose à gagner, à part quelques quolibets, en étant modeste ? À l’heure où un philosophe comme Michael Sandel interroge « la tyrannie du mérite » qui figerait et légitimerait la répartition des places dans la société, créant une forme d’hybris chez les gagnants du système, retour sur les enseignements de quelques grands philosophes. La modestie n’est pas absence d’ambition, mais refus de l’excès. On pourrait la définir comme la retenue dans l’appréciation de soi. Elle concerne le rapport de soi à soi, avant de définir une certaine façon de se situer par rapport aux autres. Ne pas se prétendre, et d’abord ne pas se croire meilleur, ou plus fort, que ce que l’on est. Être modeste, c’est avoir le sens de la « juste mesure ».
Étymologiquement, modestie signifie précisément « mesure », et modération. Au sens qu’Aristote donne à ce terme dans son Ethique à Nicomaque, la modestie est une vertu, « consistant en une médiété… entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut ». « Le vice a pour caractéristiques l’excès et le défaut, et la vertu la médiété ». La « médiété » est la « juste mesure ». Aristote en propose des figures concrètes. « L’homme prudent », autrement dit le sage, saura faire preuve de « magnanimité », juste milieu entre la vanité et l’humilité. Ou encore de « véracité », juste milieu entre la vantardise et la dépréciation de soi.
Descartes fait le même éloge de la modération dans la première règle de « sa morale par provision », qui invite à se gouverner « en toute chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les mieux censées de ceux avec lesquels j’aurais à vivre ». « Tout excès ayant coutume d’être mauvais », le plus « utile » est de suivre les opinions les plus modérées, qui sont « vraisemblablement les meilleures ».
La modestie, au sens de mesure et de modération, est ainsi une attitude vertueuse qui offre un gain significatif pour la « gouvernance » de sa vie, en termes à la fois d’éthique, et d’efficacité pratique. La modestie n’est pas faiblesse. Elle n’est pas résignation, mais lucidité. Un effort de lucidité qui se traduit par le refus de la prétention et de la vanité. C’est en ce sens que la mort de Socrate donne une leçon de force.
Pour Alain, dans ses Eléments de philosophie, Socrate est le modèle de la modestie du sage. Selon le témoignage de Platon (Apologie de Socrate), pour répondre au réquisitoire de ses accusateurs, Socrate commence par évoquer un paradoxe. Il avait « conscience de n’être sage ni peu ni prou », alors que, selon l’oracle de Delphes, personne n’était plus sage que lui. Cela permet de définir « une sagesse purement humaine » (un savoir qui se rapporte à l’être humain), que possèdent ceux qui ont compris que le vrai sage est celui qui n’a pas la prétention de l’être. Beaucoup d’hommes semblent sages à beaucoup d’autres, et surtout à eux-mêmes, alors qu’ils ne le sont point. Le faux sage « croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir ».
La modestie délivre de l’illusion (de la « prétention ») de l’excellence (de son « auto-excellence »), qui obscurcit l’esprit de « bon nombre de gens qui croient savoir quelque chose et qui ne savent rien ou peu de choses », comme Platon le fait dire à Socrate. Elle conditionne la progression dans la connaissance, de soi, des hommes, et de l’univers. La fierté de Socrate avait frappé toutes les personnes assistant à son procès. Un certain orgueil pourrait-il donc faire bon ménage avec la modestie ? Certes, la modestie est un signe de lucidité quant à ses limites. Mais elle est avant tout le refus de la tyrannie du paraître. Le modeste est celui qui privilégie la consistance de l’être, plutôt que la facticité du paraître.
Certes encore, la coupure entre être et paraître a quelque chose d’artificiel ! Chacun n’est en premier lieu que ce que son corps donne à voir. Comme le dit Paul Valéry (Fragments du Narcisse) :
« Toi seul, ô mon corps, mon cher corps, Je t’aime, unique objet qui me défends des morts »
Mais personne ne se réduit à ses apparences. Et surtout pas aux apparences sociales. On le sait depuis Pascal : la « grandeur d’établissement » ne mérite qu’un « respect d’établissement ». La visibilité médiatique ne concerne et ne réjouit que ceux pour qui l’apparence est le tout, et la valeur ne se mesure pas au nombre de ceux qui suivent son ombre (aussi grande fût-elle). Il faut entendre ici la voix lumineuse de Pascal, pour qui l’orgueil trouve sa vraie place dans « l’ordre de la charité ». La « concupiscence de la chair » est bonne pour « les riches, les rois », qui ont pour objet le corps. La concupiscence spirituelle, pour les curieux et savants, qui ont pour objet l’esprit. « L’orgueil » proprement dit, enfin, appartient aux sages, qui ont pour objet la justice :
« Ce n’est pas qu’on ne puisse être glorieux pour les biens ou pour les connaissances, mais ce n’est pas le lieu de l’orgueil. Le lieu propre à la superbe est la sagesse » (Pensées).
Oui, l’homme modeste est celui qui est capable d’éprouver, quel que soit son espace d’action et de « réussite » (comme père, professeur, compagnon, ami, artisan, acteur social, écrivain, astronome, ou encore chercheur en physique), l’orgueil d’avoir en tout et toujours recherché la justice, et tenté de se hausser à l’ordre de la « vraie charité ». À l’égal des saints, à qui, selon Pascal, Dieu seul suffit.
Pour Pascal, on le sait, la sagesse n’est visible qu’aux « yeux du cœur ». C’est cette visibilité que recherchera celui qui aura compris en quel sens la modestie est le couronnement d’une éducation humaine réussie. Nous savons tous que le droit de vote est à la base de notre système démocratique auquel d’ailleurs, beaucoup aiment ajouter l’adjectif «républicain». Nous savons tous aussi que bon nombre de nos aïeux ont accepté de mourir pour l’établir et le...