Tout ça me fatigue ! La "Constitution européenne", autrement dite "Traité de Lisbonne", tout ça. Aucun intérêt. De toutes façons, ce texte est caduc, nul et non avenu. Il a été rejeté par le peuple. Les politiques, simples élus, prétendent passer outre... A la lanterne, les élus ! Et sans rire.
Connaissez-vous le capitalo-communisme ? Non ? Eh bien pourtant il va falloir vous y faire, car c'est l'idéologie de l'Europe de demain, c'est-à-dire de l'Europe d'aujourd'hui. Je tombe sur un article du professeur Alain Supiot dans le Monde du 25 janvier qui explicite assez bien la chose. En voici de (très) larges extraits.
VOILÀ L'ÉCONOMIE COMMUNISTE DE MARCHÉ
Prenez le pire du capitalisme et le pire du communisme, vous comprendrez quel cours est en train de prendre la globalisation.
La Cour de justice européenne détient une part essentielle du pouvoir législatif dans l'Union. [...] Par deux arrêts, capitaux pour le devenir de "l'Europe sociale", elle vient de trancher la question de savoir si les syndicats ont le droit d'agir contre des entreprises qui utilisent les libertés économiques garanties par le traité de Rome pour abaisser les salaires ou les conditions de travail.
Dans l' affaire Viking, une compagnie finlandaise de navigation souhaitait faire passer l'un de ses ferrys sous pavillon de complaisance estonien afin de le soustraire à la convention collective finlandaise. L' affaire Laval concernait une société de construction lettonne qui employait en Suède des salariés lettons et refusait d'adhérer à la convention collective suédoise. Dans les deux cas, les syndicats avaient recouru à la grève pour obtenir le respect de ces conventions, et la Cour était interrogée sur la licéité de ces grèves.
Le droit de grève étant explicitement exclu du champ des compétences sociales communautaires, un juge européen respectueux de la lettre des traités se serait déclaré incompétent. Mais la Cour juge depuis longtemps que rien en droit interne ne doit échapper à l'empire des libertés économiques dont elle est la gardienne. Elle s'est donc reconnue compétente ! L'arrêt Laval interdit aux syndicats d'agir contre les entreprises qui refusent d'appliquer à leurs salariés détachés dans un autre pays les conventions collectives applicables dans ce pays. Au motif qu'une directive de 1996 accorde à ces salariés une protection sociale minimale, la Cour décide qu'une action collective visant à obtenir non pas seulement le respect de ce minimum, mais l'égalité de traitement avec les travailleurs de cet Etat, constitue une entrave injustifiée à la libre prestation de services.
L'arrêt Viking affirme que le droit de recourir à des pavillons de complaisance procède de la liberté d'établissement garantie par le droit communautaire. Il en déduit que la lutte des syndicats contre ces pavillons est de nature à porter atteinte à cette liberté fondamentale. La Cour reconnaît certes que le droit de grève fait "partie intégrante des principes généraux du droit communautaire". Mais elle interdit de s'en servir pour obliger les entreprises d'un pays A qui opèrent dans un pays B à respecter l'intégralité des lois et conventions collectives de ce pays B. Sauf "raison impérieuse d'intérêt général" dont la Cour se déclare seule juge (!), les syndicats ne doivent rien faire qui serait "susceptible de rendre moins attrayant, voire plus difficile" le recours aux délocalisations ou aux pavillons de complaisance.
Cette jurisprudence jette une lumière crue sur le cours pris par le droit communautaire. Il échappait déjà à peu près complètement aux citoyens, tant en raison de l'absence de véritable scrutin à l'échelle européenne que de la capacité des Etats à contourner les résistances électorales lorsqu'elles s'expriment dans des référendums nationaux. L'apport des arrêts Laval et Viking est de le mettre également à l'abri de l'action syndicale. A cette fin, les règles du commerce sont déclarées applicables aux syndicats, au mépris du principe de "libre exercice du droit syndical", tel que garanti par la convention 87 de l'Organisation internationale du travail (OIT).
Le droit de grève et la liberté syndicale sont le propre des vraies démocraties [là, je ne sais pas très bien ce que c'est qu'une "vraie démocratie" vu que la démocratie ça a toujours été ça], dans lesquelles l'évolution du droit n'est pas seulement imposée d'en haut, mais vient aussi d'en bas, de la confrontation des intérêts des employeurs et des salariés. Le blocage progressif de tous les mécanismes politiques et sociaux susceptibles de métaboliser les ressources de la violence sociale [un peu jargonnant] ne pourra bien sûr engendrer à terme que de la violence, mais ce sont les Etats membres et non les institutions communautaires qui devront y faire face.
L'Europe est ainsi en passe de réaliser les projets constitutionnels de l'un des pères du fondamentalisme économique contemporain : Friedrich Hayek. Hayek a développé dans son œuvre le projet d'une "démocratie limitée" dans laquelle la répartition du travail et des richesses, de même que la monnaie, seraient soustraites à la décision politique et aux aléas électoraux. Il vouait une véritable haine au syndicalisme et plus généralement à toutes les institutions fondées sur la solidarité, car il y voyait la résurgence de "l'idée atavique de justice distributive", qui ne peut conduire qu'à la ruine de "l'ordre spontané du marché" fondé sur la vérité des prix et la recherche du gain individuel. Ne croyant pas à "l'acteur rationnel" en économie, il se fiait à la sélection naturelle des règles et des pratiques, par la mise en concurrence des droits et des cultures à l'échelle internationale. Cette faveur pour le darwinisme normatif et cette défiance pour les solidarités syndicales se retrouvent dans les arrêts Laval et Viking.
Le succès des idées de "démocratie limitée" et de "marché des produits législatifs" doit moins toutefois aux théories économiques qu'à la conversion de l'Europe de l'Est et de la Chine à l'économie de marché. Avec leur arrogance habituelle, les Occidentaux ont vu dans ces événements, et l'élargissement de l'Union qui en a résulté, la victoire finale de leur modèle de société, alors qu' ils ont donné le jour à ce que les dirigeants chinois appellent aujourd'hui "l'économie communiste de marché".
On aurait tort de ne pas prendre au sérieux cette notion d'allure baroque, car elle éclaire le cours pris par la globalisation. Edifié sur la base de ce que le capitalisme et le communisme avaient en commun (l'économisme et l'universalisme abstrait), ce système hybride emprunte au marché la compétition de tous contre tous, le libre-échange et la maximisation des utilités individuelles, et au communisme la "démocratie limitée", l'instrumentalisation du droit, l'obsession de la quantification et la déconnection totale du sort des dirigeants et des dirigés. Il offre aux classes dirigeantes la possibilité de s'enrichir de façon colossale (ce que ne permettait pas le communisme) tout en se désolidarisant du sort des classes moyennes et populaires (ce que ne permettait pas la démocratie politique ou sociale des Etats-providence). Une nouvelle nomenklatura, qui doit une bonne part de sa fortune soudaine à la privatisation des biens publics, use ainsi de la libéralisation des marchés pour s'exonérer du financement des systèmes de solidarité nationaux.
Cette "sécession des élites" [élites, élites, voire ! des incultes en général] est conduite par un nouveau type de dirigeants (hauts fonctionnaires, anciens responsables communistes, militants maoïstes reconvertis dans les affaires) qui n'ont plus grand chose à voir avec l'entrepreneur capitaliste traditionnel. Leur ligne de conduite a été exprimée il y a peu avec beaucoup de franchise et de clarté par l'un d'entre eux : il faut "défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance" [D. Kessler, dans la revue Challenge, 4 octobre 2007*]. En tête de ce programme figuraient "[...] la liberté de la presse et son indépendance à l'égard des puissances d'argent, (...) l'instauration d'une véritable démocratie économique et sociale impliquant l'éviction des gandes féodalités économiques et financières de la direction de l'économie, (...) la reconstitution, dans ses libertés traditionnelles, d'un syndicalisme indépendant". Rien de tout cela n'est en effet compatible avec l'économie communiste de marché.
Sur l'auteur, A. Supiot, juriste, ancien chercheur à Berkeley et directeur de l'Institut d'études avancées de Nantes, voir ici : http://www.droit.univ-nantes.fr/labos/dcs/supiott.htm
* Le nommé Denis Kessler, maoïste, vice-président du MEDEF de 1998 à 2002, proche de Dominique Strauss-Kahn, est à la fois membre du Conseil économique et social, et administrateur de BNP Paribas, Dexia, Bolloré, Dassault Aviation et Invesco... Tout va bien pour lui. Pour les autres, il veut ceci : "Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. [...] Il est grand temps de le réformer, et le gouvernement s'y emploie. Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d'importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme... A y regarder de plus près, on constate qu'il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C'est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !"