Saint-Lary-Soulan, col du Portet (Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
Et nos héros de Juillet se transportèrent dans un espace-temps souverain, avançant muets dans le froid à mesure qu’ils cheminaient vers les crêtes ourlées de teintes de roses noires, tandis que grondaient des nuages crayeux. Nous traversâmes les contreforts pyrénéens délavés, avant de laisser place au langage des escaladeurs qui s’élabore toujours sur de fermes fondations. Des cimes brumeuses déchiraient l’horizon et le ciel se tenait si bas que la confiance elle-même s’effrangeait en déraison. Quelque chose dans l’air nous fit ressentir comme une pesanteur apeurée, au fil de cette dix-septième étape, entre Muret et Saint-Lary-Soulan (178,4 km). Le format atypique du parcours avait surtout valeur de cadeau empoisonné, en ce jour de Fête nationale, embrigadés que nous fûmes par le défilé des Champs – quatre jours avant celui des forçats.
Imaginez un peu. Les 115 premiers kilomètres étaient totalement dépourvus de difficulté. Sauf que, après Bagnères-de-Luchon (km 113), la route allait s’élever pour entrer dans une zone de tourments telluriques d’à peine soixante kilomètres. D’abord, le col de Peyresourde (première catégorie, 13,2 km à 7%). Puis celui de Val Louron-Azet (première cat, 7,4 km à 8,3%). Et enfin, le Portet, l’un des points d’orgue extrêmes de cette édition (HC, 16 km à 8,7%, 2215 m), quand, dans l’ultime montée, par les pentes les plus raides du Pla d’Adet, contre la falaise, l’oxygène se raréfie sur les 1400 mètres de dénivelé, pour aller quérir le graal du Portet, avec ses passages à plus de 11%. «Le plus dur des cols pyrénéens, il n’a rien à envier au mythique mont Ventoux», selon Thierry Gouvenou, traceur-en-chef de l’épreuve. L’heure prométhéenne des ascensionnistes venait de sonner, pour un effort terminal d’une rare brutalité.
Si originellement la montagne offre une revanche aux cyclistes sans chair, aimantant leurs corps évidés desquels il ne reste plus grand-chose, la petite histoire retiendra que, avant de dévorer le triptyque en enfer et en élévation, le premier attaquant du jour s’appela Pierre Rolland, et bien qu’il dût vite rentrer dans le rang, quatre de nos compatriotes, drapeau au vent, prirent le relais du 14 Juillet au sein de la «bonne» échappée en forme de vélorution: Godon, Turgis, Perez et Chevalier, flanqués de Postleberger et Van Poppel. Ce fut à ce moment précis d’éphémères gloires tricolores que le chronicoeur, habité d’antiques mémoires, se souvînt que le Tour avait finalement survécu «dans les proses de couleurs, allant à la cocarde, allant au Front popu, flânant à deux idées», comme l’écrivit Philippe Bordas, qu’il «s’y pratiquait un français non pollué, hors du temps, fiancé aux tournures acides de l’usine et du champ – un parler suspendu.»Impossible aujourd’hui encore de demeurer sourd à la grande rumeur de cette République du Tour, à cet Etat dans l’Etat malgré ses anachronismes, à moins peut-être de cultiver quelque vieille haine de classe, relent d’un art authentiquement populaire mal digéré que la sous-parlure télévisuelle a dénaturé jusqu’à l’artefact.
Les mélèzes ressemblaient à des spectres avec leurs manteaux d’aiguilles voûtés par l’humidité et les 144 rescapés (Kruijswijk renonça en chemin) entamèrent le long mano à mano avec la fébrilité des à-pics, créant leur propre style sous l’égide de la peur, se construisant sous l’empire du processus de destruction lente. Le peloton donna faussement l’impression de se désintéresser des fuyards, qui voguaient à plus de huit minutes à l’amorce du col de Peyresourde. Mais soudain, le souffle de l’épopée procéda de la procession, dans les valeurs immanentes du sol et du déracinement. Les coureurs se rendirent à la souffrance pour la souffrance, absorbés dans sa tautologie panoptique. Le rythme s’accéléra, pour ne plus jamais mollir. Un quatuor faussa compagnie au groupe maillot jaune (Latour, Gesbert, Quintana et Poels), signant le début de la bataille. A mesure que les températures chutaient avec l’altitude, l’avance des «baroudeurs» fondit, plus encore dans la rampe de Val Louron-Azet où, à l’avant, ce fut chacun pour soi entre les deux derniers français vivants – Pérez en tête, Godon en chasse. Jusqu’à l’hallali.
Lorsque survînt le sacrifice final du Portet, le plus haut col des Pyrénées françaises noyé de brume et envahi par une foule considérable, nous assistâmes à une sorte de fracas sélectif dans des lacets mortifères, interminables. Godon puis Pérez tombèrent les armes à la main, héroïques. Emmené par ses équipiers jusqu’à mi-col, Tadej Pogacar écréma certains prétendants sans même libérer les watts (Mas, Martin, Lutsenko, Uran, etc.). Puis le Slovène dégoupilla, une fois, deux fois, emmenant dans sa roue les seuls Jonas Vingegaard (impressionnant) et Richard Carapaz (grimaçant mais truqueur). Nous eûmes le sentiment frustrant que le tenant du titre élargissait le panorama de ses possibilités, qu’il parachevait une forme d’hégémonie, voulant d’un geste minuscule régenter la concurrence et décider du podium. Enfin, quand Carapaz osa l’attaque, Pogacar les crucifia sur la ligne d’arrivée, laissant des exténués sous ses roues. Notons que David Gaudu, admirable, échoua à la quatrième place.
En regardant le gamin Pogacar, 22 ans, se tenir dans l’entrebâillement d’une porte moins imaginaire que prévue, le chronicoeur imagina Proust sur les routes du Tour: «Ce n’est jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives.» Lui aussi s’y connaissait côté gestion du temps souverain.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 15 juillet 2021.]