Dans la quinzième étape, entre Céret et Andorre-la-Vieille (191,3 km), victoire de l’Américain Sepp Kuss (Jumbo). Les coureurs ont franchi quatre cols, dont le toit du Tour, le Port d’Envalira (2408 m). Le maillot jaune a été attaqué, en vain. Guillaume Martin a cédé.
Andorre-la-Vieille (Aude),envoyé spécial.
Brutale transition philosophico-psychologique. Au petit matin, le chronicoeur tout guilleret se promenait encore dans la magistrale vieille ville de Céret, en Catalogne française, le nez au vent, les yeux envieux bordés de reconnaissance pour cette pause élégiaque, cheminant quelques instants sous les platanes, non loin du couvent des Capucins, se glissant de ruelles en ruelles pour humer l’âme locale et l’ardeur des combats, imaginant revisiter le musée d’Art moderne, puis cheminant jusqu’à la grande maison aux volets ancestraux où Picasso et Braque, en 1911, défièrent l’ampleur de leurs talents jusqu’à l’explosion de leurs palettes vers l’exaltation du cubisme. Imaginez que, six heures plus tard, portant déjà la plume telle une épée, nous nous installâmes au cœur d’Andorre, ses décors de carton-pâte, ses banques et ses empires défiscalisés («notre raison d’être», lit-on à l’entrée de la ville), ses enseignes livrées au consumérisme absolu où s’abrutissent des badauds venus là pour dépenser leurs euros et assourdir leur morale supposée, sans parler de ces cyclistes qui y ont élu domicile (Alaphilippe, Martin, Yates, O'Connor, Gesink ou Elissonde). Seul les routes de Juillet imposent à ce point le goût de la désorientation extrême, offrant à ceux qui les honorent un passé, un présent et un à-venir toujours accessible à la pensée. A la condition de n’aspirer à notre Tour que pour rejoindre en silence cet amour ultime qui manque à certaines passions.
Voilà ce que nous ressentîmes, ce dimanche, lors de la quinzième étape entre Céret et Andorre-la-Vieille (191,3 km). Car fort heureusement, avant de rejoindre tambour-battant la principauté de pacotille, nous nous perdîmes un temps dans les lacets des cols pyrénéens d’une splendeur ensauvagée, comme pour ressusciter quelque chose de hautement supérieur capable d’embellir notre amour du vélo à l’heure de savourer la tragédie des cimes. Bercée d’antiques ondes de choc, l’entrée dans cette haute montagne-là signifiait que le Tour des tréfonds atteindrait inévitablement une forme de surgissement insoupçonné, mais d’une intensité enfantée par la noblesse de des lieux d’éloquences faibles. Dès l'entame de cette première virée pyrénéenne en enfer, le maillot jaune Tadej Pogacar et les 148 autres rescapés (avant l’abandon de Nacer Bouhanni) affrontèrent le col du Fourtou, une ascension non répertoriée, puis enchaînèrent avec la montée Saint-Louis (première cat., 8,4 km à 5,7%). Un énorme groupe d’une trentaine d’unités s’était détaché très tôt (parmi lesquels De Gendt, Van Aert, Kuss, Kruijswijk, Nibali, Gaudu, Porte, Martin, Alaphilippe, Valverde, Quintana, Latour, Bonnamour, etc.). L’heure sonnait pour les fiévreux et autres rêveurs d’altitude.
Quand les fuyards plantèrent leurs roues – avec dix minutes d’avance – dans l’interminable double-ascension du col de Puymorens (5,8 km), simple rampe de lancement vers le Port d’Envalira, toit de cette cent-huitième édition (première cat., 10,7 km à 5,9%, 2408 m), ce fut un théâtre propice à l’explosion de la vue. Les à-pics alentours cisaillaient le profond d’un ciel bleu à peine ourlé de légers nuages blancs, sous une chaleur si étouffante que trouver souffle réclamait sacrifice. Les esprits pâlirent, les corps s’affaissèrent d’usure, liquéfiés sur l’asphalte. Et puisque le moment des ascensionnistes sonnait vraiment, offrant une revanche aux hommes décharnés, nous nous posâmes trois questions. L’un des échappés l’emporterait-il? Tadej Pogacar subirait-il les assauts coalisés de ses quatre poursuivants, Martin-Uran-Vingegaard-Carapaz, jusque-là tous cantonnés à la lutte pour le podium final? Pour apprendre quelque-chose d’inédit, faudrait-il attendre l’ultime grimpette, le terrifiant col de Beixalis (première cat., 6,4 km à 8,5%), puis la descente vers Andorre pour quinze kilomètres de cavalcade?
Avec les mots de René Char en tête, «ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience», nous n’eûmes aucune réponse dans la montée d’Envalira, malgré la rareté de l’oxygène et un violent vent de face. Hors l’écrémage classique, autant à l’avant qu’à l’arrière, les positions se figèrent. Alors, tout en observant Chris Froome une nouvelle fois à la dérive, nous patientâmes, mais dieu merci, le grand livre des Illustres qui tapisse notre mémoire se déploya comme par miracle au bon chapitre: nous repensâmes à notre Maître, Jacques Anquetil, le 6 juillet 1964, quand il plongea dans cette maudite pente, défaillant, habité par des «pensées négatives», et faillit tout perdre au lendemain d’un méchoui fortement arrosé de sangria.
L’affaire s’éclaira – en partie – dans l’escalade étroite de Beixalis. Et Carapaz, puis Vingegaard, puis Uran tentèrent de piquer Pogacar. Ce dernier contrôla ses adversaires avec une aisance confondante – jusqu’à neutralisation des velléités. Guillaume Martin, lui, avait cédé depuis longtemps, avant de craquer méchamment. Il perdit plus de 3 minutes sur la ligne d’arrivée et dégringola du podium. A l’avant, parmi les échappés, l’Américain Sepp Kuss (Jumbo) se détacha et résista au retour d’Alejandro Valverde, au prix d’une descente à tombeau ouvert, et vint s’imposer. L’épopée versifiée de Juillet fut jadis une épreuve d’endurance de l’extrême élévation, elle est devenue un exercice de résistance en intensité sélective. La race des grimpeurs en tant que genre semble avoir disparu. Sous l’ombre portée de ces montagnes, écrasé par l’Histoire et la déesse Pyrène, le chronicoeur éprouva comme une impression de mécontentement.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 12 juillet 2021.]