Opéra de Munich — Un Tristan d'anthologie en apothéose de l'ère Bachler

Publié le 10 juillet 2021 par Luc-Henri Roger @munichandco

Crédit photographique © Wilfried Hösl


L'ère de Nikolaus Bachler et de Kirill Petrenko, qui terminent tous deux leur mandat au Bayerische Staatsoper, culmine en apothéose avec la nouvelle production de Tristan et Isolde au Théâtre national de Munich, le lieu même qui connut la création de ce chef d'oeuvre incomparable en juin 1865. La création avait d'emblée connu un énorme succès, portée, par un couple devenu mythique, Ludwig et Malvina Schnorr von Carolsfeld. La nouvelle production s'inscrit dans cette glorieuse lignée avec une époustouflante prise de rôle conjuguée d'Anja Harteros et de Jonas Kaufmann, partenaires wagnériens complices, l'extraordinaire Brangäne d'Okka von der Damerau, la direction d'orchestre magistrale de Kirill Petrenko et la mise en scène sensible, intelligente et pénétrante de Krzysztof Warlikowski.

La Galerie Rosenberg. Photo appartenant aux Collections du Musée national Picasso-Paris.


Mise en scène et décors 
La journaliste franco-américaine Anne Sinclair publiait en 2012 chez Grasset un récit intitulé 21, rue de la Boétie qui raconte l'histoire tragique de son grand-père Paul Rosenberg et de sa célèbre galerie d'art parisienne dont l'adresse forme le titre de l'ouvrage dans lequel elle a cherché à comprendre l'itinéraire de ce grand-père lumineux, intime de Picasso, de Braque, de Matisse, de Léger, devenu paria sous Vichy. L'immeuble fut réquisitionné par la Gestapo en 1941 pour y installer l'Institut des Questions juives.
La grande salle de cette galerie a été reproduite quasi à l'identique  par Krzysztof Warlikowski et sa comparse, la décoratrice et costumière Małgorzata Szczęśniak, pour constituer l'unique décor de l'action de la nouvelle production de Tristan und Isolde qui a ouvert le festival d'été 2021 au Théâtre national de Munich.  Le Musée national Picasso-Paris a reçu lors de la  Succession Picasso de 1992 des tirages anonymes de la galerie Rosenberg, des photos prises en mars ou avril 1932 lors de l'exposition Picasso, Braque, Léger, Laurencin
Huis-clos d'Art et de Mort, le décor de la galerie Rosenberg reproduit sur la scène munichoise n'accroche pas de prestigieuses peintures à ses cimaises mais s'emplit d'une autre puissance artistique, celle des paroxysmes de la musique de Wagner. Dans l'écrin de boiseries de ce décor qui porte la mémoire de formes d'art révolutionnaires et que hante les souvenirs odieux de la guerre et du génocide résonne aujourd'hui la plus grande révolution musicale de l'histoire, dont l'action, dans Tristan, s'inscrit au lendemain de la guerre mythique des royaumes d'Irlande et de Cornouailles. La cage d'escalier menant aux appartements privés de l'immeuble pourrait elle aussi avoir inspiré celle des projections des vidéos de Kamil Polak, qui donnent à voir, récit dans le récit, les protagonistes montant à l'étage vers la chambre fantasmée avec le lit sur lequel les corps allongés de Tristan et Isolde ne se toucheront pas.
En choisissant ce lieu marqué par la guerre, Warlikowski a voulu insister sur la pré-histoire de Tristan et d'Isolde, un opéra dont l'action commence une fois la guerre entre les royaumes d'Irlande et de Cornouailles. La guerre apparaît dans l'intrigue wagnérienne uniquement par ses conséquences, souligne le metteur en scène : Tristan et Isolde appartiennent à une génération traumatisée. Je peux imaginer une rencontre aussi fatidique que la leur dans les guerres de notre époque ou dans l'Europe du XXe siècle : un homme est gravement blessé au combat, il est dans le coma ou mourant. Une femme le trouve et le soigne. Elle le ramène à la vie, et grâce à elle, il est virtuellement ressuscité. (Les citations sont traduites de la présentation de la mise en scène par Warlikowski, que publie le programme du BSO).
Warlikowski rappelle ce passé guerrier en travestissant pour un moment Brangäne en infirmière de guerre, —  elle porte alors un uniforme arborant la croix rouge,  et en introduisant dans le décor de la galerie deux éléments de mobilier qui lui sont étrangers : une petite armoire à pharmacie vitrée contenant les philtres concoctés par la mère d'Isolde et un bureau métallique tout simple, deux meubles qui contrastent avec l'opulence des fauteuils de cuir de la maison Rosenberg. La pré-histoire est encore ramenée sur la scène par l'introduction d'un divan victorien  recouvert de tapis nomades kachkaï, une copie exacte du divan qui avait été offert à Freud par l'une de ses patientes, Madame Benvenisto, vers 1890, aujourd'hui conservé au Freud Museum de Londres. La présence du divan de Freud nous livre une des clés de lecture essentielle de la mise en scène : Warlikowski nous invite à prendre en compte le passé de Tristan et d'Isolde, tant sur le plan de leurs patries conflictuelles que sur celui de leur histoire personnelle. Il insiste particulièrement sur l'enfance orpheline d'un Tristan traumatisé par la disparition de ses parents, et sur ses conséquences dans la relation filiale qui s'est développée avec le roi Marke, une relation dont l'intensité aggravera encore le remords éprouvé par Tristan en raison de son amour pour Isolde qui le rend coupable de félonie envers son paternel souverain. L'introduction du divan de Freud souligne la lecture warlikowskienne de l'oeuvre qui s'attache à faire remonter à la surface des choses profondément cachées.
La nature marine et forestière sont quasi oblitérés. N'en restent que de maigres symboles : deux petits trophées de cerfs évoquant les chasses royales et, par le truchement de la vidéo, le long couloir d'un bateau de croisière terminé par un hublot. Ce qu'en dit Warlikowski : Le chœur est placé en off de la scène et l'on renonce aux détails réalistes (bien que symboliques) du décor tels que le bateau, le jardin, etc., nous observons avant tout deux personnes qui sont à la merci l'une de l'autre sur un terrain de jeu, dans un lieu sans issue. Leur rencontre devient soudain obsessionnelle, insupportable, sombre, tendue. Alors, qu'y a-t-il entre eux ? De l'amour ? Des reproches ? De la douleur ? Des manipulations ? 
La mise en scène est entièrement attentive aux deux  protagonistes et laisse le champ à la découverte de leur for intérieur, tant conscient qu'inconscient. Cette intériorité se donne à voir au moyen de l'introduction de personnages humanoïdes porteurs de têtes de poupées et qui ne se font comprendre que par leur gestuelle et éventuellement par leurs mouvements oculaires, D'entrée, un couple d'humanoïdes  double Tristan et Isolde. Reconnaissables à leurs vêtements dont la couleur reproduit celle des costumes des deux chanteurs, ils expriment des gestes de tendresses qui n'animent pas encore les humains qu'ils représentent, ou du moins pas en apparence, car Warlikowsky estime que l'amour de Tristan et Isolde remonte à un coup de foudre bien antérieur, celui de la rencontre de leur regard au moment où Isolde soigne Tristan mourant peu après son combat victorieux avec son fiancé le Morholt. Le philtre que leur verse Brangäne n'a fait qu'accentuer ce que leurs cœurs savaient déjà. Au troisième acte, une série de jeunes humanoïdes en uniformes scolaires figurent un groupe d'orphelins attablés au réfectoire de l'institution qui les accueille, parmi lesquels est assis le double de Tristan, alors que Tristan-Kaufmann est assis sur le divan ; ils échangent à plusieurs reprises leurs places, tandis que sur un des côtés de la scène, le double d'Isolde semble considérer avec consternation le déroulement de l'acte.
Des vidéos, excellente contribution de  Kamil Polak, sont projetées soit au-dessus de la scène, soit sur un écran qui est descendu de temps à autre des cintres et dont l'encadrement reproduit le motif des boiseries des salons Rosenberg. On y voit les étages supérieurs et une chambre qui pourrait être nuptiale et  sur le grand lit de laquelle Isolde s'assied puis s'allonge dans une position pétrifiée qui rappelle la rigor mortis et n'évoque en rien la position du missionnaire. Tout comme les humanoïdes,  les vidéos constituent une mise en abyme du monde intérieur des protagonistes. En fin d'opéra, l'écran ne donnera plus rien à voir, car le film intérieur des personnages qui meurent ou vont mourir s'est arrêté. 
Même si le décor d'origine en est absent, il faut souligner la sobriété remarquable de cette mise en scène qui s'est mise tout au service du livret wagnérien. Elle suit et soutient très exactement la progression mentale du texte, et en donne à lire des aspects qui n'apparaissent pas toujours à l'audition. Ainsi par exemple de  la présence de nombreuses références aux variations lumineuses dont le livret est farci. C'est par exemple en voyant Isolde jouer de l'interrupteur et en suivant le texte des surtitres que l'on peut s'en rendre compte. 
Warlikowski est parvenu à rendre très exactement le paradoxe de la solitude et de l'amour, et l'idéal suicidaire que recèle cet opéra toujours sous-tendu par la mort. Le coup de foudre initial de Tristan et Isolde est en soi antinomique avec l'antagonisme guerrier des amants. Isolde, en soignant Tristan, ne fait que différer le moment de la mort. Les circonstances interdisent la réalisation de l'amour terrestre, le victorieux Tristan se montre soumis et suicidaire tout au long de l'opéra. Les barrières de la solitude, transcendées seulement par l'expression amoureuse du chant, ne seront démantelées qu'au moment de la mort, et le sublime chant final d'Isolde se verra ici accompagné par une vidéo montrant les amants engloutis par les flots sur lesquels viennent briller des vagues de lumière, comme une incertaine promesse d'au-delà.
Le triomphe de la musiqueWie, hör' ich das Licht?
L'action de Tristan étant ici toute intérieure donne tout loisir aux chanteurs de se concentrer sur leur métier, ce qui dans cet opéra est de première importance tant il exige d'endurance dans les deux rôles titres. Ce n'est évidemment pas un hasard que deux chanteurs de premier plan comme Anja Harteros et Jonas Kaufmann au parcours si impressionnant n'aient abordé les rôles de Tristan et d'Isolde qu'au sommet de leurs carrières. Leur histoire est celle d'une collaboration fréquente dont les prémices remontent à l'an 2000, qui rencontra toujours le succès et qui reçoit avec Tristan un couronnement suprême. 
Anja Harteros, si longtemps absente de la scène en raison de la pandémie, a eu tout loisir pour se consacrer à l'étude d'un rôle qu'elle a pu aborder avec une maîtrise parfaite : la projection de la voix est admirable, chaque syllabe est émise avec une intonation soigneusement appropriée, la palette de l'expression des variations émotionnelles est impressionnante, de l'attitude altière et vengeresse du premier acte, tout entier centré sur son personnage, où Harteros donne à entendre la voix stridente d'une femme insoumise et décidée, vaincue seulement en apparence, jusqu'aux déchirements amoureux du final. Anja Harteros s'est approprié le personnage d'Isolde et lui a donné une personnalité entièrement nouvelle, jamais entendue, dotée d'une extraordinaire richesse intérieure entièrement exprimée par l'art consommé de son chant. 
L'amour chanté et la solitude intérieure
Les deux chanteurs se rencontrent au plein sommet de leur art au deuxième acte dans le plus beau duo d'amour wagnérien qu'il m'ait jamais été donné d'entendre. On retient son souffle. L'attention est à son comble, on sent la salle électrisée, les coeurs palpitent, les pouls s'accélérent, et les larmes coulent en abondance, Cela tient du sublime. 
La plus grande partie du troisième acte appartient à Tristan et à Jonas Kaufmann qui lui prête les beautés graves de son timbre, splendide dans la maîtrise du piano, avec une grande finesse dans l'expression des sentiments, impressionnant de puissance  pour passer les tumultes de l'orchestre avec l'intelligence d'un long métier, qui lui a permis de garder suffisamment de forces pour un troisième acte épuisant. Le travail sur la voix rappelle celui de Ludwig Suthaus dans la version de Furtwangler, un des enregistrements de référence pour Jonas Kaufmann, dont l'interprétation procure un bonheur au moins égal.
Si tous les rôles secondaires sont excellents, c'est à la Brangäne d'Okka von der Damerau que revient la palme de la soirée avec une présence scénique et vocale impressionnante qui l'installe dans la cour des plus grands chanteurs du moment. On perçoit comme une complicité naturelle dans le travail avec Anja Harteros, tout particulièrement dans la conception de la relation qui unit leurs deux personnages. Okka von der Damerau est annoncée en Brünnhilde dans une nouvelle production de la Walkyrie à Stuttgart en avril de la saison prochaine, une prise de rôle qui s'annonce des plus prometteuses et que les nombreux admirateurs de cette grande chanteuse ne voudront pas manquer.
Kirill Petrenko entretient une relation d'une dizaine d'années avec Tristan et Isolde, une oeuvre qu'il avait dirigée pour la première fois à l'opéra de Lyon. Pour sa dernière apparition munichoise en tant que directeur musical, il a tous les atouts en main : un orchestre qu'il a façonné des années durant à son image et à sa ressemblance et qui est lui tout acquis, des chanteurs de premier plan avec qui il a au fil des ans développé des relations harmonieuses empreintes d'un immense respect mutuel, une connaissance approfondie de l'oeuvre de Wagner qu'il aborde avec le plein respect de la partition. Il déploie la beauté de l'oeuvre avec une précision et une transparence désormais légendaires, avec un art certain dans sa manière de suspendre un instant la musique, de ménager des silences, de donner une place exacte à chaque instrument même aux moments des plus grands emportements, des plus grandes envolées.  Kirill Petrenko et l'Orchestre d'État de Bavière nous ont offert un Tristan d'une élégance et d'un raffinement suprêmes. Kirill Petrenko, l'orchestre et les chanteurs  nous ont fait entendre le son de la lumière !
Un live-stream annoncé
L'attente du public était énorme, les billets disponibles vendus en  moins de temps qu'il ne fallait pour les imprimer, laissant de nombreux passionnés sur la touche.  Heureusement, le Bayerische Staatsoper a prévu une diffusion en live-stream le 31 juillet 2021, un somptueux cadeau pour les internautes amateurs d'opéra wagnérien.