2 octobre 2018 à 12 h 10..Absent 10 ans du monde de l'entreprise, Linus Mei visite CinqS. Cette société a mis de la souplesse dans ses rouages. Les bureaux sont des espaces modulables et configurables. Les salariés ont le choix entre diverses technologies. Les temps de travail sont aménageables… Grâce à Fred Meylan, la responsable des communautés, Linus comprend que lorsque le monde change, l'entreprise doit changer de décor.
On s'étonne trop de ce qu'on voit rarement et pas assez de ce qu'on voit tous les jours.C'est avec cette phrase que Fred Meylan commence la visite de l'entreprise CinqS. La réflexion de la responsable des communautés de l'entreprise répond à l'étonnement qui se lit sur mon visage. Fauteuils à bulles colorées, canapés aux formes généreuses, sièges massant… L'échangarium ou salle de travail collectif de ce fleuron de la rugissante économique ressemble étrangement à la salle de détente d'un club de vacances.
Corps bien traité, esprit avisé, dit Fred. Des entreprises ont enfin compris que supprimer les tensions corporelles favorise la mise en mouvement de la mécanique neuronale. Dans cet espace, on a essayé de faire en sorte que chacun puisse choisir le confort adapté à sa morphologie et au type de travail qu'il fournit. Parce qu'ils travaillent ? Désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire, mais…Ne vous excusez pas, votre boss m'a mise au courant de votre égarement.
L'égarement évoqué par mon interlocutrice est en réalité une déconnexion de dix ans. Parti en 2008 vivre dans une île où la mer, le ciel sont coloriés en bleu carte postale, je viens de revenir de mon exil avec un objectif ambitieux : examiner les changements qui ont eu lieu dans les entreprises et vérifier si, en 2018, la singularité envisagée par des penseurs comme Ray Kurzweil a eu lieu.
Votre question n'est pas déplacée. Les uns travaillent. Les autres jouent, regardent un film, font leurs courses, discutent avec leurs amis… Certains salariés ont un temps déterminé à consacrer à l'entreprise. Ils peuvent l'effectuer quand ils le désirent dans la mesure où leur organisation individuelle ne freine pas celle des autres. D'autres travaillent par mission. Ils ont des objectifs à atteindre et qu'importe le temps qu'ils y passent. Le seul point commun à toutes les personnes présentes et qu'elles sont connectées au réseau.Pour cette connexion, les salariés ont aussi choix. Certains ont des claviers souples sur les genoux et projettent des images holographiques qu'ils manipulent. D'autres écrivent avec des stylos électroniques sur du e-papier. D'autres encore manipulent des tables écran. Les plus jeunes utilisent les doigts pour écrire. Des capteurs enregistrent leurs mouvements. Si l'apprentissage est délicat pour les plus âgés, le système s'avère très performant pour la prise de notes debout. Rien n'interdit de travailler à l'ancienne avec clavier et écran posés sur le bureau.
La souplesse qui fait partie des cinq S de l'entreprise nous oblige à proposer un vaste choix afin que chacun puisse choisir l'outil du travail qui lui convient. La souplesse se retrouve aussi dans l'habillement, ajoute Fred en me voyant déshabiller du regard un homme vêtu d'une combinaison moulante arborant un arc-en-ciel fluo évolutif. Hier, si tout le monde était d'accord pour affirmer que l'habit ne faisait pas le moine, on rentrait dans les ordres quand on pénétrait dans l'entreprise. Un ordre qui voulait qu'on enfile costard et cravate pour plus paraître et moins être.Souplesse dans les outils, dans la manière de travailler, l'habillement… Ayant connu les entreprises coulées dans le marbre et les faux-semblants, j'ai l'impression d'avoir débarqué sur une planète inconnue. Au risque de passer pour un extratemporel, j'interroge mon hôte sur la manière dont l'entreprise a gagné en élasticité.
A l'entendre, plusieurs phénomènes ont contribué à cet assouplissement. En 2008, des sociétés comme Google avaient déjà compris que rigidité se traduit par l'ankylose de l'innovation, la stérilité des capacités créatrices, la médiocrité des idées... Elles proposaient des outils, espaces, modes de travail qui attiraient de nombreux jeunes qui n'avaient plus envie de se souvenir que travail vient de tripalium, torture. Recruter de nouvelles compétences étant vitales pour les entreprises, nombreuses ont fait le ménage dans leur organisation en commençant à supprimer les rigidités formelles.
La mondialisation a aussi participé à ce changement. Quand ses collègues habitent aux quatre coins du monde, il est difficile de se limiter aux fameux horaires de bureau d'hier. Souvent, vous les contactez depuis chez vous. Progressivement les frontières entre vie privée et vie professionnelle sont devenues de plus en plus floues. L'absence de démarcation nette s'est traduite par, outre l'abandon des codes vestimentaires, des exigences plus importantes en matière de confort de travail.
Le troisième facteur d'évolution est lié aux problématiques environnementales. Pour réduire de manière drastique les gaz à effets de serre, les entreprises furent en 2011 taxées sur leur bilan énergétique. Comme ce bilan intégrait les déplacements des salariés, cela se traduit par du travail alterné. Les salariés commencèrent à travailler deux ou trois jours dans l'entreprise et le reste du temps chez eux ou dans des espaces de coworking de proximité.
Pour Fred Meylan, cette souplesse est encore bien factice dans de nombreuses entreprises. On a colorié les espaces en imaginant que cela suffisait pour que les salariés voient leur travail en rose. Certains utilisent même les derniers progrès des technologies pour asservir leurs salariés. Un patron a eut, par exemple, la bonne idée d'installer des fauteuils émotionnels qui changent de couleur en fonction des émotions de la personne qui l'utilise. Rouge, si vous bouillonnez de colère, blanc si les remontrances glissent dans un océan d'indifférence…
La CNIL a accepté ?Ma question provoque encore un sourire amusé.
Cet organisme a été refondu au sein d'institutions juridiques internationales pour tenter de résoudre tous les problèmes liés au numériques. Le grand changement dans ce domaine est que la loi n'est plus un socle stable, mais qu'elle évolue de manière collaborative.Comme je devais encore avoir le faciès en point d'interrogation, la dame me rassure en me disant que les corsaires se sont empressés de déconnecter la fonction émotionnelle des fauteuils. Pour elle, si technologie empiète trop sur l'intimité des individus, elle est refusée. J'approuve en pensant à ces gamins, qui hier, lassés d'avoir des parents qui utilisent les téléphones portables comme laisse électronique, jetaient leurs téléphones.
Dans l'échangarium, ides dizaines de yourtes de différentes tailles sont plantés.
Ce sont des TelSpaces ou si vous préférez des espaces collaboratifs pour travailler à distance, explique Fred avant de préciser leur mode de fonctionnement.Les salariés peuvent utiliser trois systèmes. Ils peuvent soit brancher un mur de téléprésence qui permet de mener des réunions avec des personnes localisées dans différents endroits ou projeter l'image holographique de leur interlocuteur. L'image semble si réelle que l'on a l'impression que la téléportation existe enfin. La troisième est l'échange dans Second office, la partie professionnelle de Second life.
Cela existe encore, dis-je étonné que dans un monde où tout change, des choses aussi médiocres perdurent. .Fred m'envoie un sourire amusé que je comprends quelques minutes plus tard. Le second office d'aujourd'hui n'a plus vraiment à voir avec le Second life d'hier. Fini les paysages au graphisme sommaire et glacial, les déplacements saccadés, les personnages aux expressions figées. Le monde virtuel a pris des rondeurs et les avatars sont devenus des doubles numériques très réalistes :
Fred Meylan possède cinq provatars ou avatars professionnels. Ses doubles numériques assistent aux réunions, conférences, échanges qu'elle choisit. Ils enregistrent toutes les données et font un rapport synthétique. Le rapport quotidien dure six minutes, le temps idéal pour une attention permanente. Si elle désire en savoir plus sur un point, elle déplie la synthèse et obtient des informations plus complètes et détaillées.
Ces données tiennent bien entendu compte de celles stockées dans ma boit, ajoute avant de préciser que la BOIT, acronyme de Business Organisation Itérative et taxinomique n'a qu'un vague lien de parenté avec la boîte mail d'hier, disparue avec l'arrivée des OTM (Organisme Technologiquement Modifié) ou ceux qui ont grandi avec Internet haut débit. Hier les managers se noyaient dans une avalanche de mails. S'ils se plaignaient, aucun dirigeant ne prenait des mesures pour limiter le flux. Ils acceptaient que leurs collaborateurs les mettent dans des boucles, car cela leur permettait de tout contrôler. A tous les niveaux, tout le monde faisait la même chose. Un manager pouvait certains jours avoir à lire plusieurs centaines de mails. Les plaintes n'ayant jamais permis d'améliorer les choses, tout devait continuer de la même façon si la génération Internet, ceux qui avaient été élevés avec Internet haut débit, n'avaient pas mis un terme à cette accumulation. Nés dans les années 1990, ils n'utilisaient pas le mail qui avaient mauvaise presse : c'était un outil pour les vieux ou pour communiquer avec eux. Quand cette population a débarqué dans l'entreprise, elle a imposé ses outils : le chat, les messages courts, les envois à des communautés… Les entreprises ont résisté avant de se résoudre à évoluer.Après cette digression, Fred Meylan me précise le fonctionnement de Second Office. Un signe indique si le provatar présent est en mode écoute ou en mode participation. Quand il est en mode écoute, il n'intervient pas dans la réunion, mais en revanche, il se doit de répondre si on le sollicite ce qui est, au demeurant le cas, à cet instant.
La demande d'intervention lui est signifiée par le clignotement de son bracelet. Une pression, sa manche se transforme en écran qui fait apparaître la partie de l'univers virtuel qui la sollicite. L'échange dure quelques minutes. Elle le conclut en disant à mon adresse :
Ne vous leurrez pas, la technologie permet l'échange, mais aussi performante soit-elle, elle ne suscite pas l'envie d'échanger. En réaménageant l'espace, nous avons juste tenté de casser quelques barrières qui les empêchaient. Lorsque chacun est enfermé dans son bureau, qu'il est coincé dans sa fonction hiérarchique, qu'il est embrigadé dans des codes vestimentaires ou autres, la parole est rigide, contrainte, coincée dans une sphère raisonnable. Cet enfermement empêche les sorties de pistes et envolées nécessaires à la mise en place des processus innovants nécessaires pour la survie de l'entreprise.