Pour moi, Marcel Schwob est un chat. C'est un chat parmi les chats les plus doux, les plus potelés et les plus ronronnant ; seulement, je crois que chaque soir il devient sanguinaire et fait un affreux massacre de mignonnes souris et d'excellents petits volatiles. Toute la journée il reste en chattemitte sur la rampe de son escalier, et ce n'est que vers minuit qu'il devient terrible et que les habitants des gouttières frémissent de ses exploits.
Je dis que Marcel Schwob doit être un félin, car il se dégage un contraste frappant jusqu'à l'obsession de la douceur paresseuse de sa personne, et de la terreur folle des extraordinaires et sanguinaires nouvelles qu'il donne à L'Echo de Paris, et qu'il a réunies dernièrement en volume sous le titre de Coeur double. C'est effrayant comme tout ce que font les félins la nuit, comme les chacals déchirants les charognes, les hyènes hypocrites qui pleurent, les grands tigres royaux faisant la lutte.
Et ici, je quitterais le ton badin, car beaucoup des nouvelles de Schwob sont de toute beauté d'art, d'une très remarquable valeur d'érudition, d'un style net, franc, qui dit juste ce qu'il faut, pas un mot de plus, pas un mot de moins, et donne par cela même l'idée approchante de ce qu'est l'absolue perfection.
Il a intitulé son volume Coeur double, d'abord pour donner une raison d'être à sa préface (il a écrit une très belle préface), et ensuite parce que, suivant lui, deux sentiments se partagent le coeur de l'homme, l'égoïsme et l'altruisme, la terreur et la pitié. Ainsi que l'ancien théâtre grec, celui d'Eschyle, point celui des naturalistes qui suivirent : Sophocle ou Euripide, il se préoccupe non de l'oeuvre d'art en elle-même, mais de son effet immédiat sur le spectateur ou le lecteur ; et son but, bien que les histoires qu'il content ressemblent fort peu à celles de Marmontel, apparaît avant tout un but de moralité. Il faut rendre l'homme meilleur ; la seule manière d'y arriver est de l'émouvoir après l'avoir terrifié, de faire naître les sentiments de solidarité et de dévouement qui germent en lui !
Voilà à peu près exactement quelle serait l'éthique de Marcel Schwob s'il faisait du théâtre, et l'on peut juger de la différence qui le séparerait, lui et la scène grecque, du mélodrame de Bouchardy et de la scène de l'Ambigu.
A l'Ambigu ce sont les personnages de la pièce qui sont récompensés ou punis suivant le bon ou le mauvais de leurs actes, et les assassins de la dernière galerie comprennent parfaitement que si leurs confrères payent pour eux au dernier tableau, c'est simplement afin de satisfaire à l'usage et ne point donner de cauchemars aux bourgeois des loges. En fait, ça se passe très rarement de cette façon dans la réalité !... Aussi Cartouche, Mandrin, Robert Macaire, tous les malfaiteurs, sont-ils les idoles de ce gros public, bien plus que la jeune fille assassinée !... On dit d'eux : Sont-ils forts, sont-ils malins !... On les admire. Et en sortant beaucoup cherchent à les imiter ! De même Jack Sheppard en Angleterre, infiniment plus populaire et sympathique que Gladstone ou Parnell, bien que ceux-ci le soient déjà ! En somme, on pourrait parfaitement démontrer que le mélodrame soit-disant éducateur ne flatte que les bas instincts des masses et devient de plus en plus notre pépinière nationale de petits gredins ! Tous les criminels semblent hantés de la nostalgie du théâtre de boulevard, et Eugène Sue, Ponson du Terrail, Xavier de Montépin ne sont plus goûtés que dans les prisons.
Chez Eschyle et Schwob, au contraire, la moralisation est toute différente. On n'y force point d'aimables meurtriers à ne point meurtrir, par ce seul argument : nous allons vous couper la tête, si vous meurtrissez ; on évite au contraire de leur mettre le crime en face, et on leur dit : il y a autre chose à faire dans la vie que d'abominer... aimez !... Jamais d'ailleurs, chez l'un comme chez l'autre, le mal ne viendra directement des hommes ; il viendra d'une cause à laquelle ils ne peuvent rien, de la fatalité ! Regardez l'analogie entre le Prométhée d'Eschyle et le fou d'Hervieu. Quelle différence entre Ephaïctos et Corail, entre la Force ou la Violence et L'Homme voilé de Schwob ?
La conclusion qui se dégage de Coeur double semble donc celle-ci. Le mal est en dehors de l'homme et, sans qu'on puisse s'imaginer pourquoi, il se trouve à la base même de la vie. La véritable oeuvre d'art moralisatrice sera celle qui partira du mal pour arriver au bien, de la terreur pour parvenir à la pitié, et non celle qui punira le criminel de son crime pat un crime pire : le châtiment. Le châtiment est l'abus du pouvoir que commet la société contre l'individu, de même que le crime fut l'abus de pouvoir de l'individu commis contre cette société à laquelle il appartenait. Ni l'un ni l'autre n'ont compris que le Mal est au-dessus d'eux, et que la seule mission de l'homme sur terre, soit particulier, soit général, est de chercher à l'atténuer en s'émouvant des douleurs qu'il cause !
C'est dans ce sens d'attendrissement, de solidarité et d'apitoiements, que le beau livre de Marcel Schwob m'intéresse surtout. Si je dis que l'auteur est, en plus de cela, un érudit de premier ordre, que ses études nombreuses et variées lui permettent de se transporter dans le milieu qui lui plaît : âge de pierre, moyen âge, temps modernes, qu'au point de vue de l'art pur c'est un artiste très maître de son style, de son procédé, atteignant, par une simplicité directe absolue, aux effets de la plus folle terreur (les Sans-gueules, par exemple, terreur physique ; Arachné, terreur morale), je crois que j'aurais bien résumé l'esprit et la lettre d'un volume qui est l'un des meilleurs qu'il m'ait été donné de lire cette année.
Maurice BEAUBOURG.
La Revue de Paris et Saint-Pétersbourg N° 27 – 10 Novembre 1891
Pour mieux comprendre l'intérêt de Maurice Beaubourg pour la morale, et l'influence de la littérature mettant en scène des meurtriers il faut savoir qu'il est l'auteur de Contes pour les assassins, et de La Littérature des assassins. Romain Coolus dans le numéro n° 30 du 25 décembre 1891 de la même revue dédiait son article Théorie rationnelle de l'assassinat propre, « A Maurice Beaubourg, patron des assassins »