On peut penser que ce regain d’intérêt récent pour l’idée de générations, dans le monde scientifique comme dans le grand public, tient, au moins en partie, au contexte socio-économique du tournant du XXIe siècle où se trouve battue en brèche l’idée implicite d’une amélioration du niveau de vie entre parents et enfants (de « génération en génération », comme on dit).
Depuis le dernier quart du XXe siècle, l’entrée des jeunes sur le marché du travail, morcelée, incertaine, déstabilise l’ensemble du cycle de vie, conduisant à des difficultés pour se loger, fonder une famille, construire une carrière professionnelle, etc.
Pourtant cette grille de lecture par « générations » est loin de faire consensus, ce qui tient autant au terme lui-même – semi-savant, il est couramment employé par scientifiques et profanes – qu’à sa polysémie : l’idée de génération peut désigner un âge de la vie (autour du passage à l’âge adulte généralement), une cohorte de naissance (l’ensemble des personnes nées la même année), les membres, souvent les descendants, d’une même famille, enfin l’écart temporel entre parents et enfants, notamment dans l’étude des phénomènes migratoires.
Revenir sur ces différents sens et leurs usages permet de situer les débats actuels sur l’existence de différentes générations, mais également de remettre en perspective l’idée d’une « génération Covid » qui a émergé récemment. L’idée de génération renvoie à (au moins) deux visions distinctes et quasi antagonistes du passage du temps. La première insiste sur l’homogénéité de destin que traduit le fait d’être né une année plutôt qu’une autre, ce que les démographes qualifient de cohorte.
Un exemple emblématique, superbement illustré et analysé par Michel Bozon (Les Conscrits), est l’organisation en classes de conscrits qui a rythmé la vie des communautés villageoises françaises durant la majeure partie des deux derniers siècles.
Nés la même année, les jeunes hommes (et les jeunes femmes lorsqu’apparaissent, au XXe siècle, les conscrites) préparent ensemble le moment du tirage au sort (au XIXe siècle) ou du conseil de révision (au XXe siècle) en reproduisant rites et coutumes établies avant eux et qu’ils perpétuent, faisant du service militaire une cérémonie de passage à l’âge adulte. Après le service lui-même apparaissent les amicales, associations de conscrits composées d’individus nés la même année et habitant le village ou la ville, fondées quand ils ont 19 ans et s’éteignant à la mort du dernier survivant,
« elles suivent toutes le même cycle d’activité : à leurs débuts, elles organisent surtout des bals et des activités sportives, puis, avec l’âge mûr, elles se consacrent davantage aux voyages organisés, aux banquets, aux parties de boules et de cartes. » (Bozon, p. 38).
Aujourd’hui, l’entrée sur le marché du travail a remplacé le passage au service militaire mais l’idée reste la même : l’entrée dans la vie adulte, moment décisif à plus d’un titre, est à la fois un déterminant puissant de la trajectoire ultérieure et déterminé fortement par la date où elle a lieu (donc, lié, peu ou prou, à l’année de naissance). Il faut noter que cette première définition, qui insiste sur l’homogénéité de destin, renvoie autant à l’idée de continuité et de transmission, (comme dans le cas des conscrits) qu’à celle de rupture, qu’elle soit sociétale, « les baby-boomers », politique, la « génération Mitterrand » ou technique, « la génération des digital natives ».
C’est particulièrement clair lorsque l’on s’écarte du monde social pour d’autres univers, par exemple le monde de l’art ou de la politique, où le concept de génération est une forme de présentation de soi qui traduit la nécessité pour les nouveaux entrants de se démarquer de leurs ainés, symboliquement et littéralement : il leur faut se « faire une place » dans un milieu déjà bien structuré.
On le voit par exemple au sein du mouvement féministe, où l’affirmation d’une « troisième vague » dans les années 1990 a pu symboliser la nécessité de se démarquer des militantes du Mouvement de libération des femmes des années 1970 ; ou parmi les militants antiracistes des années 1980, où la notion de seconde génération de l’immigration n’est pas tant une manière de se distinguer de ses parents que d’affirmer un nouveau combat contre les discriminations.
On le voit également dans le monde de l’art, où la thèse récente d’Élisa Capdevila montre comment les artistes américains des années 1960 à Paris (Niki de Saint Phalle, Phil Glass, etc.) se sont distingués des autres artistes américains venus se former auprès des maîtres de l’École de Paris qu’étaient Picasso, Matisse ou Brancusi, en s’affirmant comme une avant-garde artistique made in USA. Dans une seconde acceptation, la notion de génération permet d’opérer un lien entre événement historique et expérience des individus. On passe alors de la dimension démographique (la cohorte) à la dimension historique : le fait de se situer collectivement par rapport à un événement majeur. On parle de « génération du feu », pour ceux qui ont combattu pendant la guerre de 14-18 ; de « génération Mai 1968 », pour ceux qui se sont mobilisés pendant ces événements.
Le sociologue allemand Karl Mannheim a théorisé cette notion en 1928 dans son célèbre ouvrage, Le problème des générations (traduit en français en 1990, réédité en 2011). Il distingue la situation générationnelle (le fait d’être né au même moment) de l’unité générationnelle (le fait d’avoir conscience de faire l’expérience commune d’un événement).
Ce qui est important pour Mannheim est que l’identité de génération est pensée comme telle par les acteurs : ils ont conscience d’appartenir à une génération (de même que Karl Marx insiste sur la naissance de la conscience de classe ouvrière au XIXe siècle). C’est en cela que l’on peut parler d’une génération Covid à la lecture des nombreux témoignages de jeunes gens ayant le sentiment de faire partie d’une génération sacrifiée ou « meurtrie ». Cependant, qui dit expérience commune, ne dit pas homogénéité du groupe. C’est pourquoi Jean‑François Sirinelli évoque « la pluralité des générations 68 » pour distinguer les presque trentenaires nés pendant la guerre qui en fournirent les cadres du mouvement des baby-boomers, ces « piétons de 68 » pour qui mai 68 constitua l’événement politique fondateur. Enfin, seulement 12,25 % des Français ont accédé au Bac en 1966, et la jeunesse étudiante est donc sûrement la partie émergée de l’iceberg.
En définitive, le mot génération est aussi bien utilisé pour souligner les ressemblances que les différences, ce qui le rend à la fois utile et complexe : dans certains cas, il permet d’insister sur les formes que prennent les différentes étapes de la vie et la façon dont certaines générations les vivent plus difficilement que d’autres ; dans d’autres, ce sont les mécanismes d’appartenance à une génération qui sont mis en lumière et la façon dont un même événement historique s’ancre dans l’esprit de ceux qui le vivent. Ces différentes acceptations du mot génération partagent pourtant des éléments – au-delà bien entendu de l’idée principale d’un « destin commun » – dont le principal est l’effet d’homogénéisation, qui accentue les liens entre ceux qui partagent une date de naissance ou le vécu d’un événement et minimise, voire masque totalement, les différences, tout particulièrement sociales, entre eux.
À ce titre, la situation des jeunes frappés par la crise provoquée par la Covid illustre parfaitement l’ambiguïté et les difficultés de maniement du concept de génération. D’un côté, le mot permet d’insister sur les différences entre groupes d’âge au moment de la crise : l’impact est très différent en fonction du moment de la vie où chacun se situe. De l’autre côté, on va mettre en avant les fortes variations dans le vécu de la crise au sein d’une même génération (par exemple les plus jeunes), selon leur position dans la société : milieu social, lieu de vie à la campagne ou en ville, type d’emploi exercé, etc.
Au final, le concept de génération traduit une réalité aussi bien qu’il contribue à la créer. Surtout, dans des sociétés occidentales de plus en plus diverses mais aussi de plus en plus polarisées – socialement, économiquement, politiquement – il tend à écraser les différences pour fournir une grille de lecture simple des rapports sociaux. Utile, donc, mais à utiliser avec modération. Nous savons tous que le droit de vote est à la base de notre système démocratique auquel d’ailleurs, beaucoup aiment ajouter l’adjectif «républicain». Nous savons tous aussi que bon nombre de nos aïeux ont accepté de mourir pour l’établir et le...