Aller à la rencontre d'une femme, et d'un film.
En tant que cinéphiles, néophytes ou aguerris, il nous est souvent donné de voir des films. Dans leur multitude de formes, ils peuvent nous toucher, nous émouvoir, nous faire rire, nous repousser ; nous marquer, ou pas. Pourtant, il est beaucoup plus rare de faire la rencontre d'un film. Comme si en cet instant cinématographique, quelque chose nous avait transcendé, comme s'il n'y avait plus rien eu d'autre que nous et l'œuvre, et que son souvenir ne pouvait nous quitter, des heures, des jours, des semaines et plus encore après la séance. Grâce au Prix Cinéma des Étudiants France Culture, j'ai fait une pareille rencontre. Celle d'un film, et d'une femme que j'ai désormais l'impression d'avoir toujours connue : Vitalina Varela.
DANS L'ANTICHAMBRE DE VITALINA
On connaît principalement Pedro Costa pour l'œuvre phare du tournant du millénaire qu'est Dans la Chambre de Vanda, un portrait aux influences documentaires d'une toxicomane des banlieues pauvres de Lisbonne, récit de ses errances existentielles et philosophiques dans un quartier en démolition. Dans ce désert urbain qui semble avoir été abandonné du monde subsiste une communauté hétéroclite de laissés-pour-compte, de drogués et de migrants Cap-Verdiens, que le réalisateur filme avec une rare dignité. Ici peut-être plus qu'ailleurs, il a découvert le véritable cœur de l'humanité.
Je ne peux penser à un cinéaste plus lié à une ville et sa communauté que Costa. Depuis 2000, il n'a jamais quitté ces lieux extraordinaires ni les Hommes qu'il y a rencontrés ; il filme toujours les mêmes endroits, toujours les mêmes visages, et pourtant ne raconte jamais deux fois la même histoire. Vitalina est l'un de ces visages. Femme cinquantenaire cap-verdienne, elle arrive à Lisbonne pour enterrer un mari qui a fui il y a presque vingt ans au Portugal sans jamais lui dire au revoir, et sans jamais qu'elle ait pu le rejoindre. Sur le parvis de l'aéroport où elle apparaît, céleste, dans une aura de lumière chaude, on lui apprend que celui auquel elle venait dire adieu est déjà enterré depuis trois jours. Seule, elle devra alors faire son deuil.
Vitalina Varela n'est pas tout à fait un documentaire - bien que certainement pas une fiction -, mais cela n'empêche pas les personnages de livrer à la caméra leurs vérités intimes, aussi plurielles mais aussi pures puissent-elles être. Costa nous guide dans un périple de corps sédentaires mais d'âmes nomades, ne pouvant jamais s'établir nulle part, errant sans fin, à la recherche d'un ailleurs qu'elles ne peuvent jamais atteindre. Dès les premiers instants, par l'apparition spectrale d'un cortège funèbre à la marche lente dans une ruelle emplie d'une nuit noire, le film nous fait pleurer d'un défunt que nous ne connaissons pas. Plongés dans une obscurité empathique, nous aussi devrons faire notre deuil.
DES TÉNÈBRES JAILLIT LA LUMIÈRE
Le réalisateur enveloppe son œuvre d'un chiaroscuro plus obscur que clair, aux contrastes si intenses qu'ils sont habituellement réservés au noir et blanc. Il conjugue son film avec des ombres, plie la lumière à sa volonté, et fait jaillir un ouvrage à l'esthétique formelle remarquable. Il y a une majesté dans la manière dont la lumière façonne les visages comme autant de sculptures, dans la manière dont elle se fait architecte des décors.
Les influences picturales ne sont pas ici cinématographiques, mais iconographiques, et les plans tous somptueux sans exception nous rappellent les toiles des plus grands maîtres, de Vermeer à Caravage. Comme chez ce dernier, les couleurs sont rares mais riches, les pigments sont profonds. Les rouges, les bleus, les jaunes, les verts et les violets, lorsqu'ils surgissent, éclatent avec chaleur dans les ténèbres ambiantes et parent de splendeur cette indicible statuaire des Hommes.
" Je préfère voir les petites choses, pas exagérer. "
- Pedro Costa
La caméra est toujours fixe, et s'attarde même après que les personnages sont partis. Les plans sont longs, vastes, pour mieux nous laisser observer les détails, scruter les corps et les visages, déchiffrer les graffitis. Plus qu'une écriture du mouvement, le 7ème Art selon Costa est une écriture du temps, une brève étincelle d'éternité qu'il nous invite à partager le temps d'un film et garder au plus profond de nous.
Dans Vitalina Varela, les tableaux parlent d'eux-mêmes mieux que n'importe quels mots pourraient le faire ; les dialogues sont rares, mais prégnants. Comme un prospecteur tamiserait la boue d'une rivière de Dawson City, Costa et ses acteurs répètent, réécrivent et choisissent leurs paroles avec une infinie précision pour que seules subsistent les pépites d'or dans l'œuvre finale. Seuls des murmures nous parviennent, soucieux de ne pas briser notre contemplation.
MORTS ET RÉSURRECTIONS
Dans Vitalina Varela, chaque parole est une prière, verset d'un requiem adressé autant au spectateur qu'au Ciel. Forcée de confronter les fantômes d'un époux qu'elle n'a pas pu enterrer, Vitalina, la vivante, fait le deuil d'un amour éteint, d'espoirs d'autrefois et de la vie elle-même. Face à elle, un prêtre désabusé joué par la muse de Costa, Ventura, qui lui aussi dans ces ténèbres a perdu toute foi. Dans une catharsis d'une intensité rare, la Cap-Verdienne réécrit son tourment pour la caméra de son ami réalisateur, et fait ressurgir des émotions brutes comme pour se libérer d'elles et les enfermer dans la pellicule.
" De cet amour, de cette clarté il ne reste rien. " Vitalina
L'œuvre est sombre, thématiquement et esthétiquement, et pourtant ne l'est pas tout à fait. De l'obscurité environnante se dégage le sentiment d'une humanité resplendissante, authentique et sincère. Vitalina, au centre de tout, se révèle être une femme de beautés tacites, brûlant comme un soleil, aussi éclatante et puissante que sa lumière. La plus grande des noirceurs en réalité est celle, insondable, de ses pupilles au regard perçant.
Pedro Costa considère (à juste titre) qu' " un film n'est qu'une surface ", mais l'on a bien de la peine à s'en convaincre tant ses métrages touchent si profondément au cœur des Hommes, dépassant même la strate de l'intime pour déceler le sacré. Vitalina s'apparente à une Sainte martyre, son épopée devenant une parabole où s'affrontent la Vie et la Mort elles-mêmes. Tout le long du film, des images de crucifix et calvaires ponctuent le récit, parfois littéraux, parfois métaphoriques comme ce pylône électrique cruciforme. Ils sont autant de stations sur le chemin de croix de cette femme, la menant vers son destin final.
Lorsque dans l'une des dernières scènes, Vitalina gravit sa demeure pour braver la tempête qui arrache son toit, le film lui offre une véritable Assomption. Dans un affrontement direct et puissant face aux éléments et à la tragédie, elle s'élève dans un ciel d'apocalypse qui constitue l'une des plus belles compositions visuelles de l'œuvre. Et soudain, alors qu'elle porte le regard au loin, une vision divine s'offre à elle : celle de sa demeure au Cap-Vert, souvenir lumineux d'une existence passée. En cet instant miraculeux, les ténèbres s'illuminent et la voilà ressuscitée.
LE MOT DE LA FIN
Souviens-toi de ce nom, Vitalina Varela. C'est celui d'une femme, immigrée du Cap-Vert à la recherche d'un adieu, affrontant les Hommes et les éléments pour faire son deuil. C'est celui d'un film, somptueuse fresque dont elle se fait le sujet, partageant avec le spectateur son chemin de croix pour mieux renaître des cendres d'un amour perdu. Pedro Costa signe son chef-d'œuvre dans un film que rares verront, mais dont ceux qui l'auront vu se souviendront longtemps.
Note : 9 / 10
" C'est moi, Vitalina Varela. " Vitalina
- Arthur