Le Freischütz fête cette année son bicentenaire. La première représentation eut lieu au Königliches Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821. L'œuvre rencontra un succès immédiat, qui se propagea rapidement dans toute l'Europe et devint le symbole de la naissance de l'opéra romantique allemand. Parmi les nombreux artistes qui ont été influencés par le Freischütz figure le jeune Richard Wagner, qui sera considéré par beaucoup comme le successeur de Weber.
Le Bayerische Staatsoper a cette année voulu célébrer dignement cet anniversaire en offrant à son public une nouvelle mise en scène de l'oeuvre confiée à Dmitri Tcherniakov, qui, à son habitude, a également pris en charge les décors. Le metteur en scène russe donne ici sa cinquième production munichoise, après la Khovantchina, le Dialogue des Carmélites , Lulu et Simon Boccanegra. La première de ce Freischütz eut lieu le 13 février 2021 sans public, pandémie oblige. Elle fut diffusée en vidéostream sur la toile.
Dmitri Tcherniakov a souhaité donner une nouvelle version de l'oeuvre en aménageant le livret original de Friedrich Kind. Pour les parties chantées, le texte reste inchangé et suit l'arrangement pour piano qui a également servi de base aux répétitions de cette production. C'est dans les dialogues parlés qu'il y a eu des coupes en partie importantes, mais à part cela, seulement des "changements linguistiques" mineurs. Voici l'argument revu par Tcherniakov reproduit du programme :L'argument de Dmitri Tcherniakov.L'action se déroule en un jour et une nuit, la veille du mariage d'Agathe et de Max.PREMIER ACTEAgathe, la fille de l'influent Kuno, va épouser le jeune Max. Lorsque Max entre dans la maison de Kuno, il entrevoit les nouvelles perspectives qui s'ouvrent à lui dans sa vie et pour sa carrière. Devenir le mari d'Agathe lui permettra d'accéder à des cercles d'influence complètement nouveaux.Cependant, la relation tendue entre Kuno et sa fille pourrait devenir un obstacle. Kuno, mécontent du comportement d'Agathe qui ne lui a pas demandé son consentement pour le mariage, donne néanmoins son accord.Mais à la veille du mariage, en présence de tous, Kuno pose une condition à Max. Celui-ci doit, devant tout le monde, réussir une épreuve: il devra tirer avec une arme sur la cible désignée par Kuno. Max ne se sent pas en mesure de réussir ce défi. Tout est remis en jeu : sa position sociale, sa carrière, la main d'Agathe.Kuno prépare pour le lendemain, le jour du mariage, l'épreuve de tir qui sera décisive pour l'avenir de Max.Celui-ci est tourmenté. Kaspar, une de ses vieilles connaissances, tente de l'apaiser et lui propose son aide. Il lui donne rendez-vous à minuit.DEUXIÈME ACTELe soir même, la veille du mariage, Agathe attend Max à l'heure convenue. Mais il n'arrive toujours pas. Ännchen [diminutif d'Annette], une amie proche, essaie de la convaincre de ne pas s'inquiéter outre mesure.Max arrive en retard et explique aussitôt qu'il ne va rester qu’une minute, Il aurait beaucoup à faire et doit repartir tout de suite. Alarmée, Agathe tente de le persuader de rester. Mais Max demeure inflexible et disparaît. Agathe est désespérée.Au cours de la nuit, Max retrouve Kaspar. Mais une autre personne est présente : un certain Samiel, qui, par son aide et son soutien, tient Kaspar dans une constante dépendance. Kaspar demande à Samiel de diriger le lendemain matin l'arme de Max sur la mariée, en plein cœur. Fou d'Agathe, Kaspar ne peut en aucun cas tolérer que l'irréparable se produise — à savoir qu'Agathe devienne demain la femme de Max. Épouvanté par ces événements, Max perd connaissance.TROISIÈME ACTEAu matin, après une nuit atroce, Agathe se sent seule. Elle est envahie par de sombres pressentiments. Ännchen s'efforce de la réconforter avec les préparatifs du mariage. Mais dans la boîte à cadeaux apportée par Ännchen, Agathe découvre une couronne mortuaire.Juste avant la célébration du mariage, Max se prête au test annoncé par Kuno : un tir d’essai. Il pointe l’arme sur le cœur d'Agathe … (Source du texte de l'argument : programme du Bayerische Staatsoper).Pour les lecteurs qui ne seraient pas familiers du Freischütz, en voici un court résumé dû à la plume d'un célèbre musicologue français Julien Tiersot :L'intrigue L'intrigue se passe en Bohême vers 1648, juste après la guerre de Trente ans. Max, jeune garde-chasse du Prince, considéré comme le meilleur tireur des environs, se désole car il vient de perdre un concours de tir, où a triomphé un simple paysan, Killian. Max aime Agathe, la fille du garde forestier Kuno. Il voudrait gagner le concours de tir du lendemain dont l'enjeu est la nomination du nouveau garde-chasse et obtenir ainsi la main d'Agathe. Son ami Kaspar le forestier a vendu son âme au maléfique Samiel et pour être sauvé, Kaspar doit lui amener une nouvelle proie. Kaspar, acculé, propose d'en fournir une par l'infortuné Max. Pour réussir son concours, Max accepte que Kaspar lui fournisse des balles magiques, sans savoir qu'il est l'enjeu de Kaspar et la proie du maléfique Samiel. Agathe est inquiète bien qu'Ännchen (Annette) la rassure ; Max arrive puis la quitte sous prétexte d'aller chercher un cerf qu'il a tué dans la Gorge-au-loup. Au milieu de visions terribles et de bruits étranges, Kaspar prépare sept balles pour Max, mais la dernière obéira à la volonté de Samiel, ce que Max ignore. Agathe prie et se prépare à épouser Max ; elle fait des cauchemars, mais une fois encore, Ännchen la réconforte. Max surprend tout le monde lors du concours de tir. Le prince lui ordonne de tirer sur une colombe blanche avec la septième balle. Agathe sort du bosquet où se trouve la colombe et lui crie de ne pas tirer. Max tire, la colombe s'envole et Agathe tombe inanimée. Heureusement elle n’est pas morte car un ermite a détourné le coup sur le sinistre Kaspar qui meurt en blasphémant. Max avoue avoir participé au pacte avec le diable en acceptant la fourniture des balles magiques par désespoir et faiblesse et le Prince lui impose un délai d’un an avant de pouvoir épouser Agathe.Le décor de TcherniakovIgnorant les sombres forêts allemandes de la Bohême de la moitié du 17e siècle, faisant l'impasse sur la fameuse gorge du loup, Tcherniakov déplace l'action et le temps de l'action à l'étage supérieur du building d'une société sans doute multinationale dont Kuno (excellent Bálint Szabó) est le CEO. Il n'est plus question non plus d'un concours de tir ; ici on ne tue plus des animaux, on fait la chasse à l'homme. La figure de Kuno s'est dépouillée des oripeaux d'un important forestier, elle tient de celle d'un parrain mafieux : d'une puissance et d'un prépotence sans borne, impérieux, cruel et machiavélique, il règne en souverain absolutiste sur le personnel entièrement à sa botte. Les trois actes se déroulent dans une grande salle de réception délimitée par une paroi toute en courbes, en forme de vague. La paroi est constituée de grands panneaux de bois de palissandre juxtaposés qui peuvent tous pivoter, ouvrant alors sur un de buildings urbains. Le personnel de Kuno est réuni pour une réception au champagne, pas de sièges, mais de hautes tables rondes, recouvertes de nappes descendant au sol et décorées de fleurs blanches artificielles, apportées sans doute par les employés (masqués, covid oblige) d'une société de catering spécialisée dans l'organisation de mariages. On pourrait se trouver au coeur de béton aseptisé de n'importe quelle grande ville du monde. Le déroulement temporel est exprimé par le jeu des lumières de l'éclairagiste Gleb Flishtinsky dont nous connaissons déjà le travail pour sa participation à chacune des productions munichoises de Tcherniakov. Des moments de silence et de plongée dans l'obscurité totale découpent le temps. S'il n'y a plus de concours de tir, il y a des fusils : Kuno ordonne à son futur gendre d'assassiner au moyen d'un fusil à lunette de précision un quelconque civil anonyme circulant parmi la foule au bas de l'immeuble, une espèce d'acte gratuit gidien... Max s'en montre incapable et en est malade, il perd la face aux yeux de tous les collaborateurs de Kuno invités au raout. Et c'est un des autres participants qui s'en charge. Plus tard, on apprendra qu'il ne s'agissait que d'une mise en scène imaginée par Kuno pour déstabiliser un gendre dont il ne veut pas.
Avant même la première scène Tcherniakov a fait projeter au-dessus du caisson scénique une vidéo (due au Show Consukting Studio) présentant un à un les protagonistes juxtaposés en gros plans faciaux surdimensionnés, un peu comme une présentation d'un roman-photos à paraître. Un procédé dont on sait que le metteur en scène est friand et qui va accompagner toute la représentation, par des projections épisodiques de textos en commentaires de l'action.
Ce décor unique est en soi iconoclaste, il oblitère des aspects essentiels du livret et de l'action : la forêt profonde giboyeuse, la chasse aux animaux sauvages ; il fait l'impasse sur la représentation de la terrifiante gorge du loup et ne fait aucune référence à la foi chrétienne, une foi profondément enracinée qui s'accompagne dans l'opéra de Weber de croyances aux forces démoniaques maléfiques et à de pratiques de magie noire.Les personnagesAgathe est devenue la riche héritière d'un CEO despotique qui échange des SMS avec son amie et confidente Ännchen, une jeune femme fort curieuse (bonne composition de rôle d'Anna Prohaska), deux femmes d'aujourd'hui conscientes de leurs droits. Max est une espèce de pantin désarticulé, écartelé entre soin ambition, son amour et son incapacité à passer l'épreuve imposée par un futur beau-père machiavélique qui rechigne à ce mariage que lui impose sa fille. Ännchen se révèle fort mauvaise amie, car à la fin de l'action tchernakovienne elle présente une couronne mortuaire à Agathe. À ce moment, le texte des pensées réelles des deux femmes est affiché comme dans un échange de SMS : Ännchen n'a jamais été l'amie d'Agathe, peut-être était-elle poussée par sa propre ambition en simulant l'amitié avec la fille du patron ou encore avec son allure garçonne et ses cheveux courts aimait-elle Agathe d'un amour plus sensuel et est-ce une jalousie morbide qui la pousse à offrir une couronne funéraire à la femme qu'elle désire et voudrait posséder, et dont le mariage imminent met un terme à ses espérances.Les rôles de Kaspar et de Samiel sont fusionnés dans un seul personnage paranoïaque : Kaspar se croit possédé par l'esprit de Samiel dans une espèce de dédoublement de personnalité. Le chanteur Kyle Keltesen change de registre vocal en descendant vers une basse profonde pour donner la partie de Samiel. Le cadre naturel et animalier, la magie et les fantasmagories diaboliques du Freischütz ont disparu dans la mise en scène de Tcherniakov qui semble avoir voulu donner une critique du monde déshumanisé dans la jungle sauvage du capitalisme contemporain, un monde dans lequel tous les coups sont permis et où les personnages apparaissent sans âme et sans conscience. Le metteur en scène va jusqu'à remettre en question le finale de l'oeuvre en faisant un Open End. La balle semble d'abord abattre Agathe qui tombe inanimée. En fait elle n'était qu'évanouie, elle se relève et Max tue alors Kaspar, qui s'effondre. Mais à ce moment, de violentes lumières viennent aveugler le public et lorsqu'il recouvre la vue, c'est pour voir Agathe à nouveau étendue sur le sol et Kaspar en pied.
Restent la musique et le chant
Les chanteurs et les chanteuses, les choeurs mêmes ont bien du mal à trouver leurs marques dans cette mise en scène désenchantée. Mais la direction musicale d'Antonello Manacorda a su rendre avec transoarence la belle vivacité de ce chef d'oeuvre du premier romantisme allemand. L'excellence de l'orchestre donne à nouveau toutes ses preuves. Mancorda maîtrise les changements de style rapides de la composition et donne à l'orchestre les moyens d'exprimer les richesses et la diversité musicales de la partition que la mise en scène a escamotées. La beauté des cors est fascinante.
La reine de la soirée est certainement la merveilleuse Golda Schultz qui éblouit et transporte le public de sa voix solaire. Son chant compense la magie oblitérée. Sa cavatine, qui exige autant d'âme, de finesse et de tendresse, enivre par un subtil mélange de délicatesse et de puissance émotionnelle. Golda Schultz est stellaire dans le rôle !
Kyle Ketelsen fut pour moi une des belles découvertes de la soirée : le baryton-basse américain dispose d'une technique assurée et d'une voix d'une telle étendue et d'une telle portée qu'il peut interpréter les deux rôles de Kaspar dans un baryton sombre et puissant et de Samiel avec une basse profonde méphistophélique sans qu'on s'y trompe jamais. Son jeu scénique est à l'aune de sa voix, d'une puissance confondante.Pavel Černok avait sans doute le rôle le plus difficile à porter. S'il rend bien le personnage dépecé imaginé par la mise en scène, — avec sa complexité déchirée, parfois bouffon, souvent martyr, émouvant dans son amour et plus encore dans sa détresse, pantin clownesque, — il peine à convaincre.Les spectateurs apprécieront ce qu'il faut penser de cette modernisation, de cette déchristanisation et de cette psychologisation de l'action du Freischütz. Si l'on peut rejoindre Tcherniakov dans sa critique du monde contemporain, du despotisme industriel et peut-être aussi de la montée des dictatures, on peut se demander si l'opéra doit servir de tribune à une telle diatribe et si un chef d'oeuvre absolu du romantisme allemand doit à ce point être vidé de sa substance. En tant que conte fantastique, le Freischütz contient en soi la critique de toutes les malfaisances produites par des egos surdimensionnés tels ceux de Kuno et de Kaspar. Comme les tragédies antiques, la crainte des forces maléfiques exprimée par le génie de la composition et du chant entraîne un merveilleux effet cathartique absolument libérateur que cette nouvelle mise en scène n'apporte en rien.
Prochaine représentation : le 5 juillet (quelques places restantes), puis en novembre et en décembre. Cliquer ici pour les réservations.