Dans le langage courant, nous avons tendance à utiliser indifféremment compliqué et complexe. Est-ce vraiment grave ? Oui ! Ils ont un sens bien spécifique et une situation complexe ne se gère pas comme une situation compliquée, or c’est souvent notre réflexe premier. Dans son ouvrage Petites victoires, Philippe Silberzahn revient sur cette distinction importante et montre les implications qu’elle a, notamment dans la transformation des organisations. Il s’appuie sur l’exemple du télétravail déployé à grande échelle lors de la crise sanitaire.
Comment différencier une situation compliquée d’une situation complexe ? La situation compliquée peut se décomposer en plus petits morceaux : « Lorsqu’on conçoit une voiture, une équipe travaille sur la carrosserie et une autre sur le moteur ; les deux sont assez largement indépendantes, et les points d’interaction, qui nécessiteront une coordination, sont peu nombreux et parfaitement identifiés dès le départ. En revanche, pour les problèmes sociaux qui nous intéressent ici, le découpage n’est pas simple car ce sont des problèmes complexes : les interactions entre leurs sous-problèmes sont nombreuses et difficiles à connaître à l’avance. Ces problèmes ne sont pas complètement décomposables car les problèmes identifiés restent interdépendants. »
Quel rapport pouvons-nous établir entre la complexité et le télétravail tel que nous le vivons depuis une année ? Il a souvent été abordé par les organisations comme un problème compliqué et non comme un problème complexe, avec le succès mitigé que l’on sait…
« En quelques jours, des entreprises entières ont basculé en télétravail, du moins pour les fonctions non directement manuelles. Puis, la crise est passée et la question du retour « à la normale » s’est posée. De façon intéressante, dans de nombreuses entreprises, ce retour a consisté à imposer de revenir au bureau, comme avant la crise. « Le 24 août au retour de vacances, tout le monde à son poste au bureau » indiquait ainsi la note de la directrice générale d’une PME parisienne. Mais la nature complexe de la situation a rapidement émergé : d’une part, les collaborateurs ont pris goût au travail à la maison, qui permet d’éviter de perdre du temps dans les transports ; d’autre part, la persistance d’une situation sanitaire problématique suscite une inquiétude à l’idée de revenir dans un bureau fermé avec beaucoup de monde. L’entreprise, elle, est partagée : d’un côté, le télétravail permet d’économiser de l’espace de bureau très coûteux, mais, de l’autre, la présence au bureau est garante de la réalité du collectif et traduit l’autorité du management. On voit apparaître des sous-problèmes autour des notions telles que la santé au travail, l’organisation, le droit du travail, le maintien d’un collectif, la motivation et l’engagement des collaborateurs, l’autorité des managers, la performance économique. Ces problèmes sont en eux-mêmes des problèmes complexes, étroitement imbriqués les uns aux autres. Or aujourd’hui le télétravail est abordé sous le seul angle technique, comme s’il était complètement décomposable, en le découpant en morceaux : on traite l’angle sanitaire avec le médecin du travail, l’angle social avec les syndicats, l’angle managérial en discutant le nombre de jours autorisés (une petite pression sur le management pour qu’il lâche du lest, mais pas trop) et l’angle économique en essayant de diminuer l’espace de bureau pour satisfaire le directeur financier à l’idée d’un télétravail universel et total. Et on ne fait aucun lien entre toutes ces dimensions. C’est ce qui explique que dans de nombreuses organisations, on en soit désormais réduit à une discussion de marchand de tapis autour du nombre de jours de télétravail accepté par la direction. (…) Résultat : on multiplie la complexité d’ensemble, le problème devient un monstre gigantesque, les choses partent dans tous les sens et plus rien ne se passe, hormis une grande dépense d’énergie. »
Comment aborder le télétravail en mode complexe ?« On voit par exemple qu’un point commun à beaucoup de dimensions est la notion de confiance. Le télétravail est freiné d’une part parce que les managers n’ont pas confiance en leurs collaborateurs : ils pensent que ceux qui veulent travailler chez eux ne sont pas motivés, et d’autre part parce que les collaborateurs n’ont pas confiance en leurs managers, persuadés que leur carrière en pâtira s’ils travaillent de chez eux. (…) Sur cette base, on va pouvoir définir des actions ciblées pour (re)créer la confiance. »
Gérer une situation complexe comme une situation compliquée est voué à l’échec, ou, a minima, à une grande perte d’énergie. Face aux sujets qui vous préoccupent actuellement, prenez un peu de recul. Demandez-vous s’ils sont « juste » compliqués, auquel cas, les bons experts vous aideront à trouver les actions pertinentes à mener, ou s’ils sont complexes, auquel cas il vous faudra repérer le(s) point(s) commun(s) des différentes dimensions. Oui, c’est plus difficile…