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Cameroun – Marius Mama Ohandja : Le Rossignol douloureux

Publié le 25 juin 2021 par Tonton @supprimez

Videur dans les bars dancing, il entre par hasard dans la musique à Efok en 1964 aux bras de Cherami.

Surnommé le Rossignol après son premier titre en 1971, l’homme écume toutes les grandes manifestations de la République et les plateaux du monde entier avant de s’installer en France en 1992. Usé par les batailles foncières et la maladie, l’artiste en convalescence dans les arrière-collines de Yaoundé refuse de croire que les grandes douleurs sont muettes : il crie à une reconnaissance qui tarde à venir après plus de 50 ans de carrière.

Mama Ohandja est désormais un vieux Rossignol au regard perçant d’un aigle des montagnes logé dans un visage à la peau sombre. La double ride du lion sépare les deux sourcils qui se froncent au fil de la conversation. Le menton et les joues sont dévorés par une barbe poivre et sel La joue ronde style bébé hollandais s’est évidée pour laisser saillir la mâchoire. Les cheveux sont coupés à ras. L’artiste éprouve encore sa solide dentition sur un épis de maïs bouilli qu’il broute avec délice. Sous le pull-over bleu à longues manches en coton se cache un t-shirt de couleur de verte. Mama Ohandja a laissé tomber son pantalon au profit d’un pagne traditionnel noué autour des hanches qui lui arrive à la lisière des genoux, laissant dévoiler les jambes éprouvées par les œdèmes. Même s’il dit porter encore des souliers, il a opté pour des sandales en plastique pour s’éviter les embarras d’un corps rendu fragile par la maladie.

« Quand je me lève le matin, les pieds vont bien. Dans la journée, les œdèmes reviennent. C’est un vrai problème, soupire Mama Ohandja. » L’artiste qui est apparu dans les réseaux sociaux il y a quelque temps comme un homme diminué par la maladie et livré à lui-même suscite moins la compassion. Solide en jambes, l’ancien judoka a le dos légèrement voûté sous le poids de l’âge, il fait des va -et -vient entre sa chambre et le petit salon où il me reçoit sans montrer des signes de fatigue, zigzaguant entre les chaises. Sa grande charpente désormais avare en muscles semble s’être affaissée au fil du temps. En rien cloué sur place, il a tôt fait de se lever à pour entrer dans ses affaires.

Le vieux Rossignol revient chaque fois avec une pile de documents dans les bras et une forêt de photos qu’il me propose de découvrir. En une trentaine d’années sous le soleil marseillais, Mama Ohandja en est ressorti paperassier et procédurier comme on sait l’être en France. « Si on n’a pas de documents personne ne peut croire à ce qu’on dit». Le patriarche garde des liasses de documents de tous genres dans un sac en toile noir. Il refuse de parler sans justifier son discours avec des preuves documentées. Archiviste amateur, collectionneur d’occasion, il fouille et refouille dans ses documents, pour trouver le papier recherché. Il a enchâssé sur le nez une vieille paire de lunettes pour améliorer sa lecture.

Mama Ohandja oublie dans cet exercice qu’il est lui-même un précieux document vivant de la musique camerounaise. Une vraie pièce de musée, une grande tranche de vie, ou mieux une bibliothèque sonore. Toute la Lékié, son département d’origine, semble couler dans ses veines : ses rivières, ses forêts, ses routes en terre avec ses cercueils d’éléphants et ses nids de poules, son goudron devenu lépreux par l’usure du temps, ses plantations et ses génies. Il en parle et reparle comme étant une figure majeure. « Je ne veux pas parler de moi-même, mais c’est aux autres de dire qui je suis, j’ai tellement travaillé », m’explique-t-il.
Né en 1942 à Ebanga, de sa mère Augustine Ngono et de son père Etienne Ohandja, Mama Ohandja est âgé de 18 ans lorsque le Cameroun accède à l’indépendance. Il aura ainsi la fortune de participer à tous les grands moments concernant la marche du pays vers la modernité comme artiste chanteur du bikutsi.

Déchéance

Début décembre 2020, Mama Ohandja s’écroule dans son village natal à Ebanga par Monatélé. Transporté d’urgence à Yaoundé et presque mourant, il est admis dans un centre de santé au quartier Mbankolo. La situation s’aggrave, le Rossignol est en train de s’éteindre. C’est le rodéo qui commence dans la ville pour sauver le chanteur. Ambulance, passage à l’hôpital de la garnison militaire, test de Covid -19 négatif, dépenses en pharmacie… l’homme aux bras de sa petite fille échoue finalement au Centre des urgences de l’hôpital Central de Yaoundé dans un état critique. Il est inconscient, la digestion est bloquée. Le diabète est à son pic et doublé d’une anémie sévère. Son souffle se coupe. Mama Ohandja s’en souvient : « Dieu est trop grand », me dit-il. « Il est trop puissant. J’étais déjà presque mort, il m’a ramené à la vie. Le ministre des Arts et de la Culture à titre personnel m’a offert 100. 000 francs, le député Bernard Ndongo Esomba 200.000 francs comme aide. A ces gens, à ma famille et à bien d’autres bienfaiteurs, je dis merci».

Pour Mme Ewodo, sa petite fille, où il est en convalescence en ce moment, c’était grave. « Si on ne mettait pas les pieds sur le sol, l’artiste partait. Après deux semaines d’hospitalisation, nous sommes sortis avec une facture de plus d’un million de francs », précise-t-elle. Mama Ohandja est aujourd’hui diminué par la maladie et entend repartir en France où il est marié. « Je n’ai qu’un titre de séjour, j’ai refusé de renoncer à ma nationalité camerounaise. Je suis resté camerounais. J’aime mon pays. Je peux aller et venir comme je veux. Ma femme peut aussi venir ici comme elle veut», se vante-t-il.

Mais Mama Ohandja est-il aussi à l’aise dans son pays qu’il veut bien le dire ? Éloigné depuis trois décennies, l’homme est inconnu des nouvelles générations, à cela s’ajoutent les batailles foncières qu’il livre avec certains riverains dans son village natal à Ebanga depuis 2006. Héritier de son grand-père polygame Mama Aboudi et de son père Ohandja Etienne, son héritage foncier fait de dizaines d’hectares est en passe de lui être ravi. De procédures en procédures, de procès en procès, Mama Ohandja se bat dans les tribunaux pour que son bien ne lui soit pas volé. Il précise : « On a procédé au partage de cet héritage quand je n’avais que 10 ans. J’étais assis ce jour-là aux côtés de mon oncle, non pas comme fils mais comme frère. Il s’appelait Awono Mama Hubert. Mon père qui était menuisier charpentier à la paroisse de Mva’a quant à lui est décédé alors que je rampais encore. Je n’ai donc pas volé ces terres». Il ne compte plus le nombre de fois qu’il a sauté dans l’avion pour revenir au Cameroun défendre sa cause devant les tribunaux. Même s’il cumule les grosses, certains dossiers restent encore pendants devant les juridictions. « J’aime ma famille, j’aime mon village. Je ne peux pas abandonner les tombes de mes ancêtres. Je ne peux pas faire trois ans sans venir au Cameroun. Je suis arrivé cette fois en 2020. Je suis donc tombé malade. »

Le chantre de la République

Mama Ohandja se lève une fois de plus du fauteuil où il n’a de cesse de s’extraire ; cette fois il se tient tranquille mais avec de grands gestes. Le chanteur a beau dire que, selon un proverbe beti, « un ancien ne demande pas la kola en public », Mama Ohandja, dépassé par les événements, s’y risque. D’ailleurs, il ne rechigne pas à faire le buzz dans les réseaux sociaux face à son indigence de l’heure, alors que certains artistes du bikutsi condamnent cette démarche qui ne vise, disent-ils, qu’à ternir leur image. L’homme refuse de se taire et énonce de manière solennelle et sans fioritures : « Je demande la reconnaissance de la République pour tous les services rendus. Je demande que l’État du Cameroun m’aide à récupérer mes hectares de terrain aux mains des gens de mauvaises foi. J’ai des hectares de terrains avec des plantations en bordure de la route qu’on veut me ravir. Je demande une reconnaissance matérielle. J’ai perdu plusieurs maisons dans des casses à Tsinga, Ntaba et à Mokolo sans la moindre compensation alors que j’ai servi le Rdpc comme président du Comité de base de Djoungolo en 1988. Je demande que mon pays organise le cinquantième anniversaire de ma carrière musicale. Je demande enfin qu’on me mette à disposition des moyens financiers».

Mama Ohandja à ses débuts a chanté en 1967 à l’occasion de la réception de John Ngu Foncha ancien vice-président de la République. Dès 1975, il anime les manifestations nationales en assumant toutes les charges. Il chante lors de la semaine culturelle marquant le Xè anniversaire de la révolution pacifique du 20 mai 1972 en 1982. Il se produit lors de la prise de fonction de Paul Biya comme président de la République en novembre 1982. Il célèbre la naissance du Rdpc en mars 1985 à Bamenda en musique. En 1988, Rossignol Mama Ohandja devient délégué régional de la Mutuelle des Artistes du Cameroun ( MAC) du Centre, du Sud et de l’Est. Mama Ohandja ne compte plus les moments ou les spectacles où il s’est donné pour la République. Parti en France en 1992 dans le cadre de la coopération culturelle, il dit avoir profité de cette posture pour représenter le culture camerounaise dans le monde entier par pur patriotisme.

Passé simple

C’est la violence urbaine du quartier Djoungolo qui emmène Marius Mama Ohandja dans la musique. Il fait partie des quatre gros bras que recrute l’artiste Owona Apollinaire alias Cher Ami de la Capitale comme videurs pour le nouveau bar dancing dans lequel il anime désormais. Un pied à la porte et l’autre à l’intérieur de la salle, Mama Ohandja qui sera bientôt baptisé du célèbre pseudonyme de « Rossignol » suit d’une oreille gourmande les prestations de l’orchestre qui joue non seulement tous les rythmes à la mode et le bikutsi encore appelé « typique ».
Le rôle qui lui est assigné avec ses compagnons du club de judo baptisé «Club Cher Ami de la Capitale» est celui de neutraliser tous les mauvais garçons qui s’aventureraient à compromettre l’ambiance récréative dans la salle de fête. Il ne sait pas encore que son destin va basculer le jour où Ndoumou Massedo Roger, le chanteur principal de Cher Ami se présente en retard pour l’animation d’un mariage à Efok non loin de la capitale. Mama Ohandja saisit l’occasion et chante à la surprise de tous : « Cher Ami accepte et est conquis. Il demande dès cet instant qu’on m’ apprenne le chant dans le tas. »

Mama Ohandja devient ainsi à 22 ans videur-chanteur. Nous sommes en 1963- 1964. Il crée son orchestre Confiance Jazz en 1970. En 1971, sa première chanson intitulée « Mot ane mben meyen m’oyab », « On ne juge pas l’homme sur l’apparence » est un grand succès. À sa première prestation publique au Centre Culturel Français de Yaoundé, le public ivre de joie arrache toutes les grilles pour forcer l’entrée de la salle. On frôle l’émeute. En 1975, la chanson « Man ebon wom », « ma dulcinée », arrive sur le marché en fanfare. À l’occasion, le Rossignol crée le Ballet Eton de la Lékié avec sa célèbre danseuse Gwba Ngalli ; L’effervescence est à son comble. Mama Ohandja incendie les podiums où il passe. La légende est née. En 1981 il sort un album intitulé « Les conséquences de la prison » ; une fois de plus le public s’enflamme. La même année, le public arrache les grilles d’entrée du Centre Culturel Français où l’homme allait se produire avec son ballet Eton de la Lékié. Ils sont ainsi plus de 600 admirateurs sur 400 places disponibles. On frôle l’émeute. En 1982, le Rossignol signe deux titres dans le coffret intitulé Fleurs musicales du Cameroun produit par le ministère de la Culture. Il s’agissait de mettre en exergue toutes les grandes figures artistiques de l’époque. Au début des années 1990, l’orchestre Confiance jazz et le ballet Eton de la Lékié deviennent Les Magistrats.

Les portes de la France s’ouvrent pour Mama Ohandja en 1992. C’est la rencontre avec les instrumentistes Vincent Ségal et Cyril Atef qui donneront une autre coloration à son bikutsi. Ils sont présents au festival de Wiessen sunplash. Mama Ohandja au fil des albums aura ainsi travaillé à mettre en exergue une variante du bikutsi qu’il appelle l’Ekomot avec beaucoup de succès. La Lékié entière tremble sous le « kam » de ses danseuses. En 1992, il pose ses valises en France dans le cadre de la coopération culturelle. En 1997, au-delà d’autres prestations, Mama Ohandja participe au festival Africolor de Saint Denis en France. La plupart de ses filles sont ses danseuses. Loin des yeux et du Cameroun, son public commence perdre son souvenir. Absent du marché du disque et de la scène camerounaise, quand il s’écroule il y a quelques mois victime de maladie dans son village natal à Ebanga, peu de Camerounais se souviennent encore vraiment de lui.

Problématique

Mama Ohandja peut répéter à qui veut l’entendre qu’il ne pense pas à Anne –Marie Nzié en ce moment, personne n’ose y croire. Retranché dans son lieu de convalescence, le vieux Rossignol de la Lékié a ému les mélomanes et une partie de l’opinion non par un nouvel album sur le marché, mais avec les cris d’orfraie lancé vers le palais d’Etoudi. En faisant irruption sur les réseaux sociaux comme artiste en difficulté, Mama Ohandja rappelle la tragédie silencieuse des artistes du bikutsi. Ces aèdes devenus pleurnichards qui ont pourtant réussi le tour de force de contester au makossa et au soukouss zaïrois leur hégémonie dans les milieux musicaux camerounais autour des débuts de la décennie 80 après les premières percées de Messi Me Nkonda Martin avec la guitare électrique à Garoua dès 1969.

Claude Tchemeni alias Clo Clo avec son label Ebobolo Fia produira les premiers disques du bikutsi rencontrant la modernité. Des grandes figures comme Anne Marie Nzié, Mama Ohandja, Ebogo Emérent, Zanzibar Épeme ou le groupe les Vétérans lui doivent beaucoup. Mais seulement, beaucoup d’artistes et vedettes du bikutsi finissent dans le dénuement et l’indigence pour ne pas dire dans la misère. Ceux qui ont quitté ce monde ont disparu à jamais avec pour ultime linceul leur amertume : Messi Me Nkonda Martin, Joseph Symphorien Sala Bekono, Cherami de la Capitale… Une situation difficile à comprendre pour des gens qui ont donné des concerts ici et ailleurs et qui ont même vendu des disques.

Mama Ohandja refuse de prendre son cri de détresse par ce bout, lui dont on soupçonne le confort et la grande armada d’enfants qu’il possède et dont la majorité est sous le soleil occidental, loin des problèmes de survie. Il essaye de justifier sa démarche : « Pourquoi l’État ne renonce pas aux impôts parce qu’il est déjà riche. Il en prélève toujours malgré ses moyens. Moi je pense que je mérite une reconnaissance de mon pays pour les services rendus. Ce n’est plus à ma famille de me prendre en charge. J’ai beaucoup donné pour mon pays quand j’avais la force. J’ai chanté à l’inauguration de la Camair en 1971, j’ai chanté à l’inauguration du pont de l’enfance, j’ai joué avec mon orchestre lors de l’inauguration du chemin de fer Douala-Nkongsamba», fulmine-t-il.

Et voici donc les patriarches beti demandant la kola en public après avoir fait danser des générations de personnes au Cameroun, en Afrique et dans le monde. Cette posture peu glorieuse de nos artistes devrait ouvrir une plus large réflexion pour penser le statut de l’artiste camerounais comme défenseur des valeurs culturelles de son pays. Il serait aussi temps de régler définitivement l’épineuse question des droits d’auteurs. On ne finira jamais de s’habituer à ces longs fleuves de jérémiades qui débordent dans la presse et les réseaux sociaux pour ces grandes figures récréatives d’hier.

Le Rossignol caché derrière les collines du mont Fébé dans sa famille refuse de se taire et croit devoir ameuter toute la République sur son sort. À 79 ans d’âge on ne peut plus se mentir à soi-même ou craindre la castagne des bien pensant qui lui reprochent ses apparitions « irresponsables » dans les réseaux sociaux. Le bikutsi à travers ses figures les plus marquantes ne se dessaisira pas de sitôt de ses éternelles contradictions internes et des équivocités qui animent sa légende dorée autant qu’elles la travestissent. En refusant d’éteindre sa voix sous le manteau du silence, Mama Ohandja ose aussi la revendication là où Anne Marie Nzié l’avait longtemps précédé avec le succès qu’on sait. Chevalier de l’ordre de la valeur depuis 2016, le chanteur, arrangeur, interprète tente alors un dernier recours pour échapper au naufrage solitaire si courant dans le milieu. Un acte de dissidence symbolique qui lui donne de récuser l’uniformité identitaire qui veut que l’homme beti garde sa noblesse, même quand il mange son pain avec des larmes.

Abbé Janvier Nama, Docteur en philosophie


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